Après des mois d'attente (plus ou moins) fébrile, la dernière édition de "L'Appel de Cthulhu" est enfin entre mes mains. Plusieurs rapides lectures des ouvrages m'ont permis de me faire un premier avis sur cette nouvelle mouture, en particulier vis-à-vis des règles. En 2013, notre groupe avait en effet décidé de tirer un trait sur le système du jeu de "l'Appel de Cthulhu" pour lui préférer "Gumshoe" de "Trail of Cthulhu" ("Cthulhu", en français). Réconciliation à prévoir ? Pas sûr...

L'illustration de couverture est de Loïc Muzy, pour les éditions Sans-Détour.

Ce billet est une découverte, non un "test" ou une critique. N'ayant pas encore pu tester ce nouveau système sur le terrain, mon avis est purement théorique. À prendre avec des pincettes.


Le contexte

Je ne vais pas vous faire l'offense de contextualiser, une fois encore, cet aïeul du jeu de rôle qu'est "L'Appel de Cthulhu". Contentons-nous des bases nécessaires pour cet article : dans sa version originale, "Call of Cthulhu" est publié par "Chaosium", une des plus anciennes maisons d'édition de jeu de rôle. Elle est en charge du système de jeu "Basic Role-Playing" (BeRP BRP, dans la suite de cette article), qui propulse "Call of Cthulhu" depuis plus de trente ans et dont la première application remonte à RuneQuest en 1978. La version française, quant à elle, a été publiée successivement par "Jeux Descartes" jusqu'en 2005, puis par les éditions "Sans-Détour" depuis 2008. Lorsque Sans-Détour publia la sixième version de "L'Appel de Cthulhu" en 2008, quelques changements furent apportés par rapport à la version originale datant de 2004 : entre autres, le choix du style de jeu et les points d'aplomb.

Après des années de gestation, la septième version de "L'Appel de Cthulhu" voit le jour entre 2014 (VO) et 2015 (VF). La publication des ouvrages anglais et français est soutenue par deux campagnes de financement participatif - un pour Chaosium, l'autre pour Sans-Détour. Ces sommes d'argent permettent aux maisons d'édition de soigner leur matériel de jeu, en fournissant une foulitude assez extraordinaire de goodies. Je n'ai que peu suivi le kickstarter de Chaosium, mais la campagne de Sans-Détour a effleuré quelques sensibilités : non seulement la maison d'éditions avait assez d'argent pour financer d'elle-même son projet, mais elle a également privé de ventes bien des boutiques en offrant directement le jeu à des milliers de souscripteurs. Non contente d'une première campagne largement couronnées de succès, l'équipe de Sans-Détour a remis le couvert pour la publication des "5 Supplices", sa première campagne originale ((Les autres campagnes sont des traductions, souvent agrémentées de scénarios et d'aides de jeu bienvenus.)). L'occasion de corriger certains écueils moraux de leur première tentative, en ajoutant des offres à destination des boutiques. À titre personnel, j'ai toujours souhaité voir leur équipe se lancer dans un tel projet, sachant le très bon travail de dépoussiérage effectué sur "Les Masques de Nyarlathotep". En revanche, une certaine nocivité se dégage de la multiplication des financements participatifs dans le milieu du jeu de rôle : les souscripteurs sont mal protégés contre les "accidents de parcours" des projets (la deuxième édition de Pavillon Noir en est un excellent exemple) et celles et ceux qui gardent leurs distances sont de facto punis pour n'avoir pas sauté dans le train avant même qu'il n'entre en gare. Peut-être faudrait-il réserver ces financements à des projets qui ne pourraient, en aucun cas, voir le jeu sans l'aide de la foule ?

Allez. Trêve de polémique sur le financement de cette nouvelle édition de "L'Appel".


La forme

Commençons par la présentation du jeu. Après tout, nombre de rôlistes ont une âme de collectionneur, d'autant qu'une maquette agréable rend la lecture plus facile (que ce soit avant ou pendant une séance de jeu). Sans-Détour nous a habitué à de la qualité : si les pages de la majorité de ses ouvrages sont en nuances de gris, la maison d'éditions n'a jamais ménagé ses efforts pour offrir une structure plaisante, dans laquelle il est facile de trouver les informations recherchées. Exceptionnellement, l'édition des 30 ans de l'Appel de Cthulhu est même sortie en couleur, avec une couverture en relief. J'aurais aimé quelque chose de similaire pour célébrer cette septième édition, mais Sans-Détour a préféré investir sur les goodies et les ouvrages annexes de la version "Prestige", réservée aux fortunés souscripteurs du financement participatif. Tant pis pour les autres ? Soit.

Contenu de l'édition "Prestige" : une magnifique boite cartonnée, une foulitude d'ouvrages annexes, des aides de jeu à ne plus savoir qu'en faire. Et surtout, une version numérique des ouvrages, de sorte à pouvoir les consulter plus aisément durant les parties. Les illustrations visibles sont de Loïc Muzy.

L'intérieur des livres est relativement fidèle aux habitudes de Sans-Détour : mise en page solide et texte agréable à lire. À noter également, une traduction de qualité. Je n'ai pas souvenirs d'être tombé sur une faute. Par contre, les photographies laissent à désirer. Si je préfère mille fois les photos d'ambiance plutôt que les images de série B de la version originale, le recyclage de certains portraits employés dans les ouvrages précédents et leur traitement parfois approximatif dénotent avec le professionnalisme de l'ensemble. Pour mieux comprendre ce dont je parle, jetez un œil à cette illustration flottante à la page 114, découpée assez maladroitement d'une photo de la page 94. Si mon regard n'a pas vraiment été dérangé lors de la lecture du livre physique, la version digitale accentue ces défauts.

Ouchi...

J'espère ne pas donner une image trop négative du travail effectué par Sans-Détour sur cette nouvelle édition. Non seulement j'ai apprécié la lecture, mais il faut également saluer la qualité du résultat en comparaison de la version originale qui semble bloquée dans les années 80 (c'est peut-être fait exprès, cela dit).

Couverture de la version originale du jeu, par Sam Lamont pour Chaosium.
Mise en page du kit de démo de la V7 en anglais. Concédons-lui une chose : le texte est lisible... 

Dernière chose : chez moi, la boite de l'édition Prestige est arrivée abîmée. Si les livres à l'intérieur n'ont pas été touchés (on m'a même épargné les autres soucis de contenu), recevoir un contenu "prestigieux" endommagé, avec des mois de retard, est à la limite de l'acceptable.


Le fond

La séparation entre "Manuel du Gardien" et "Manuel de l'Investigateur" fait écho à "Donjon & Dragon" et à sa manière peu amène de nous faire acheter deux livres pour pouvoir créer des personnages et masteriser. Ici, il n'en est rien : le "Manuel du Gardien" contient tout le nécessaire pour jouer (plus de 400 pages) et le "Manuel de l'Investigateur" ressemble, grosso modo, à une remise aux goûts du jour du "Manuel des Investigateurs" (2013) avec quelques informations supplémentaires sur les organisations auxquels les personnages peuvent appartenir.

L'essentiel de ce qui suit porte sur le "Manuel du Gardien", équivalent du livre de base des précédentes éditions. Là encore, rien de dépaysant pour qui possède déjà la V6 de l'Appel de Cthulhu :

  • Une introduction
  • Une présentation de H.P. Lovecraft et de la genèse du Mythe de Cthulhu
  • Le système de création de personnage
  • Le système de jeu
  • La "Magie"
  • Les conseils au gardien
  • Les ouvrages du Mythe, grimoires et bestiaire
  • Deux scénarios
  • Une cinquantaine de pages d'annexes, incluant le retour des règles de la V6 par Sans-Détour

Oui, c'est pratiquement la même chose que pour la V6, y compris cette emphase assez hors contexte sur des situations spécifiques, comme les courses-poursuites. L'univers de jeu n'a, lui aussi, que peu changé. Feindre la surprise serait hypocrite. Tout a déjà été dit sur Lovecraft et son univers cosmico-anxiogène, la plus grosse difficulté est de synthétiser le tout correctement et d'une manière ludique. Là-dessus, l'ouvrage fait son travail : la présentation de l'univers suffit à mettre tout le monde dans le bain et la description des créatures du Mythe est du même acabit qu'autrefois (À savoir, un peu trop terre-à-terre à mon sens, mais parfaitement fonctionnelle). Sans-détour décore toujours le tout d'une masse d'informations et d'anecdotes sympathiques sur le contexte historique. Dans la constance, quelques bémols viennent entacher ce constat :

  • D'une part, j'ai l'impression que l'atmosphère du jeu tend vers un bourrinisme qui colle mal avec les publications habituelles de Sans-Détour. Rien que dans la description du jeu : "Ils [les investigateurs] vont traquer, étudier et, finalement, détruire les horreurs, les mystères et les secrets du Mythe de Cthulhu". Détuire les horreurs, les mystères et les secrets du Mythe ? Finesse et subtilité, le ton est donné. Ce sentiment de bourrinisme est également renforcé par illustrations VO, l'emphase sur les combats, les sempiternelles description trop cartésiennes des créatures du Mythe.
  • Comme l'a fait remarqué Batronoban, lecteur et critique sur Legrog.org, les auteurs évitent toujours de critiquer Lovecraft pour certaines de ses idées malvenues qu'il est parfois difficile de détacher du jeu (racisme et sexisme omniprésents).

Bref, là-dessus, rien n'a vraiment changé. L'Appel de Cthulhu reste l'Appel de Cthulhu.

Notre groupe a laissé tomber BRP au profit de Gumshoe durant la campagne des Masques de Nyarlathotep, après le 8ème décès d'un PJ lors d'une séquence peu palpitante - l'excuse de la "mort lovecraftienne" ne tenait donc pas. Gumshoe offre une maîtrise presque totale aux joueurs : ils investissent leurs points selon leur intuition et ne dépendent que peu des jets de dé.

J'aurais aimé en dire autrement du système de jeu, mais le constat s'impose : ici aussi, c'est globalement pareil. Dans leur majorité, les changements vont dans la bonne direction. Au-delà des modifications cosmétiques (les caractéristiques s'échelonnent désormais sur 100), les clarifications sur les niveaux de réussite et les jets en opposition sont pertinentes. Aussi, plutôt que de faire des jets opposés à n'en plus finir entre les PJs et les PNJ, la plupart des situations d'opposition se résolvent en modifiant le score des PJs selon le niveau de compétence des opposants. S'infiltrer dans un musée ne demandera plus qu'un seul jet de dé, plus ou moins difficile selon la vigilance des gardiens. Mais la plus belle idée de cette nouvelle édition vient du "redoublement", un mécanisme qui permet de retenter sa chance en prenant plus de risques. Certaines tables de jeu l'appliquent déjà instinctivement : le premier jet de compétence d'un joueur ne le met pas en danger. En cas d'échec, son personnage se rend simplement compte que ses efforts ne suffiront pas à obtenir l'effet voulu. Par conséquent, il peut "redoubler d'efforts" et tenter à nouveau son action, avec des conséquences potentiellement plus graves. Dans l'optique d'une infiltration, un premier échec signifierait que le personnage se rend compte qu'il ne parviendra pas à passer inaperçu, avant qu'il ne soit trop tard. S'il décide de "redoubler", il gagne une nouvelle chance de réussite, mais prend le risque d'être détecté. J'aime ce système, parce qu'il tape directement là où BRP est faible : l'arbitraire du jet de dé. Combien de fois des groupes de PJs sont-ils restés bloqués à cause d'un jet de Bibliothèque raté ? Autant l'échec peut donner naissance à des situations intéressantes, autant il est frustrant lorsqu'il prive sans raison les joueurs d'une piste importante ou qu'il ralentit la séance sur des détails pénibles.

Le "redoublement" offre plus de contrôle aux joueurs, car ils peuvent mesurer plus efficacement les risques qu'ils encourent. Une réponse adéquate à la plus grosse faiblesse de BRP, mais pas nécessairement suffisante puisqu'elle ne s'applique pas dans les combats. À ce niveau-là, l'arbitraire est toujours roi. Sans-Détour a également relégué ses propres modifications de la V6 au rang d'annexes cachées au fin fond du livre. Les styles de jeu permettaient de clarifier, dès le début, quelle était l'atmosphère attendue durant la séance. Quant aux points d'aplomb, ils donnaient un minimum de maîtrise aux joueurs, permettant parfois d'éviter une mort absurde sur un simple test raté. Tout ça passe au second plan : il ne tient qu'aux joueur/s/es de ne pas ignorer ces points de règle.


Cette édition ne suffira pas à me faire retourner au système "Basic Role-Playing". Je préfère en effet adapter le concept de "redoublement" à Gumshoe. Une occasion manquée, que j'essayerai néanmoins de confirmer au cours d'un one-Shot dans les mois à venir. Quant aux informations de contexte, je n'ai rien repéré de fondamentalement nouveau ou pertinent - même si je ne m'y attendais pas vraiment.

En attendant, les futur/e/s gardien/ne/s qui veulent se lancer dans "L'Appel de Cthulhu" peuvent investir dans cette V7 sereinement : rien ne permet de lui enlever son matériel généreux et de qualité, son système de règles qui a fait ses preuves auprès de nombreux groupes et son univers toujours aussi fascinant. Quant à celles et ceux qui possèdent déjà les anciennes éditions, le constat est plus nuancé. Soit la collectionnite est la plus forte, auquel cas vous pouvez céder pour une édition Prestige, soit votre budget est serré et sera mieux investi dans une campagne ou un scénario.