Chez les rôlistes, tout le monde connaît Luis Royo. Ou plutôt, à défaut de connaître son nom, tout le monde a au moins déjà vu ses illustrations, reprises à l'envi par nombre de pratiquants du hobby sur les forums à travers la toile. Si l'artiste a toujours été proche de la "culture geek" en raison de son activité et de son style, qui aurait cru qu'un jour, il se mette à publier son propre jeu de rôle ?



Toutes les illustrations présentes dans cet article ont été réalisées par Luis Royo. Elles ne sont employées ici qu'à des fins de critique.

"The Anouncement", 1998, par Luis Royo. Un bel exemple de sa griffe omniprésente en ligne, mais pourtant inimitable.

C'est pourtant chose faite. "Plenilunio" est là. On parle ici d'un jeu de rôle issu du projet transmédia "Malefic Time", composé d'un album de métal, d'une BD, de romans, de sculptures, d'un manga et d'autres recueils d'illustrations. Les Royo - père et fils, puisque Romulo Royo est co-pilote du projet et qu'il est très loin de démériter - ont travaillé une bonne dizaine d'années autour de ce projet qui s'est concrétisé en 2014. Aujourd'hui, les rôlistes francophones peuvent enfin découvrir Plenilunio, édité dans la langue de Molière par les éditions Sans-Détour.

L'aspect transmédia n'est pas nécessairement rassurant pour l'intégrité du jeu de rôle, car celui-ci se résume finalement à un produit sur le côté. Pour appuyer cette crainte, on peut citer un cas relativement proche : le très sympathique "Anima Project" et son jeu de rôle "Anima: Beyond Fantasy", qui malgré l'enthousiasme général, n'a jamais réellement atteint tout son potentiel. En dépit des premiers retours réjouissants, le bébé des Royo subira-t-il le même destin ? À défaut de pouvoir me prononcer sur l'avenir de la gamme "Plenilunio", je vous propose un premier avis sur le livre de base, après une première lecture.


La forme

Vu les personnes aux commandes, on était en droit d'attendre une mise en page soignée. Et c'est réussi : Plenilunio se présente sous la forme d'un bel ouvrage en couleurs de 220 pages, qui fait la part belle aux illustrations des Royo. La qualité du livre ne tient pas qu'à ses images : des marges étudiées et un texte aéré rendent la lecture réellement agréable. En résumé, la maquette tient vraiment la route.

Du texte aéré pour une mise en page soignée. 

Luis Royo est un illustrateur qu'on peut aisément taxer de sexiste. Ses illustrations mettent souvent en scène des femmes lascives à la plastique parfaite, parfois opposées à des hommes monstrueux et repoussants. En dépit d'un propos officiellement progressiste, voire féministe, Plenilunio est constellé d'illustrations qui ne manqueront pas d'agacer celles et ceux qui prônent l'égalité des genres. Heureusement, rien - ni dans le système, ni dans l'univers de jeu - n'impose cette sexualisation déséquilibrée. Autour d'une table, l'ambiance peut parfaitement être bon enfant.

En revanche, la version française n'a pas bénéficié du même soin. À la décharge des traducteurs, j'imagine que le ton très familier employé m'a injustement donné l'impression que le texte était de moindre qualité. En conséquence, j'étais particulièrement attentif aux fautes et aux tournures de phrases alambiquées - bien plus que pour d'autres ouvrages à la prose plus traditionnelle. Mais même sans cet excès de zèle, force est de constater qu'il y avait de quoi faire : la couverture et son "Plenilunio - Le Jeu de rôles" donnent le ton. Le texte aurait vraiment bénéficié de quelques relectures et on ne peut qu'espérer une réimpression corrigeant les erreurs les plus flagrantes.

Le Fond

220 pages et un texte aéré. Oui, le livre de base de Plenilunio ne comporte pas énormément de texte. Ça ne l'empêche pas d'être assez complet : d'une explication de ce qu'est le jeu de rôle, aux conseils de masterisation pour MJ débutant, en passant par un utilitaire de création de scénarios basée sur le tarot, sans oublier un scénario et une accroche de campagne... tout est là ! Les débutant·e·s sont mêmes particulièrement choyé·e·s grâce aux nombreux conseils disséminés à travers les chapitres, à destination des deux côtés de la table.

Système

Le système de Plenilunio est du genre light. À vrai dire, j'ai rarement rencontré un jeu de rôle complet doté d'un système aussi léger. La création d'un personnage doit pouvoir se plier en cinq minutes, montre en main. Les PJs de Plenilunio sont définis par 7 caractéristiques, une spécialité (sorte de méta-compétence) pour chacune d'entre elle, un Destin, des Dons et voilà tout. Ce processus expéditif n'incitera probablement pas les joueurs à s'attacher, ni à développer leur personnage, aussi faudra-t-il compter sur une bonne mise en bouche préalable pour compenser.

Une fois en jeu, Plenilunio se montre classique et propose un système à succès. Lors d'un jet, chaque point de caractéristique offre un dé (à six faces). Les résultats de 4 à 5 comptent comme des succès. Les 6 comptent double, à condition que le personnage qui réalise l'action dispose d'une spécialité adéquate. En fonction de la difficulté de l'action, la meneuse lance un certain nombre de dés dont les succès annulent ceux d'en face. Une action se solde par une réussite lorsqu'il reste au moins un succès du côté des joueurs.

Bon point, les mécanismes de jeu ne se perdent pas dans une foultitude d'options inutiles. Malheureusement, un système peut être rapide à expliquer, mais lourd à l'utilisation. Dans le cas de Plenilunio, chaque action entraîne deux jets de dés. Même les défis (les actions à l'encontre d'objets sans volonté propre, comme l'escalade d'une montagne) n'impliquent pas de difficulté fixe et requièrent deux lancers. Non seulement les joueurs ne savent jamais vraiment contre quoi ils vont devoir lutter (défoncer une porte en bois peut s'avérer incroyablement difficile, si la chance est du mauvais côté), mais il faut systématiquement trier deux brouettes de dés avant de connaître le résultat d'une action. Gageons que le jeu gagnerait en fluidité en limitant le nombre de lancers.

Les premiers retours des joueurs sur le Destin font penser que son évolution est bien trop rapide. Sachant qu'un personnage commence généralement avec 5 points de Destin, il ne lui faudrait amasser que cinq autres points au hasard d'un jet de dés pour se trouver directement face au Grand Final.

C'est au niveau de sa gestion du Destin, que le système de jeu se démarque de la concurrence. Le Destin est un concept important dans l'univers de Plenilunio (et de Malefic Time en général) : soit on l'accepte et celui-ci nous sourit, soit on y résiste et on se retrouve seul. Ce principe se ressent au niveau des mécaniques du jeu, grâce à un compteur de "points de destin". À sa création, chaque personnage se voit attribuer un vague destin par sa joueuse-interprète et la meneuse. Lorsque ledit personnage atteint 10 points de Destin, il réalise sa quête et conclut son histoire (et son interprète crée un nouveau personnage). Le Destin détermine le nombre de points de fortune du personnage, qui influencent à leur tour les Dons surnaturels auxquels il peut faire appel. Non seulement cet aspect du système est en accord avec le concept du jeu, mais il apporte une vraie plus-value ludique par sa composante "risque-récompense".

Univers

Parlons un peu de l'univers de Plenilunio et, au-delà, de celui de Malefic Time. Nous sommes en 2033, après près de quinze ans de déchéance globalisée pour l'humanité. Pas vraiment d'explosion ou de catastrophe naturelle, mais juste la folie de l'Homme qui a fini par prendre le dessus. Enfin ça, c'est si on néglige l'apparition soudaine d'être surnaturels dans notre société : des "ailés" (pour la majorité), séparés en deux groupes distincts qu'on peut comparer aux anges et aux démons. Ceux-ci se mêlent peu des affaires humaines, trop occupés dans leur propre guerre incompréhensible aux yeux des mortels. Au milieu de la tourmente, Luz - l'héroïne omniprésente des romans - va être l'objet du destin et amener un changement d'ère, la transition de l'ordre, de l'obéissance et de la lumière à l'obscurité, la rébellion et la sauvagerie. Vous l'aurez compris : Plenilunio est un jeu apocalyptique à tendance prophétique (mais pas post-apocalyptique, puisque le pire reste à venir). Pour paraphraser les auteurs, le thème caractéristique du jeu sont le Destin et notre manière de l'appréhender, puis différents sujets secondaires, parmi lesquels l'impression de catastrophe imminente et la place de la femme. Sur ce dernier point, le jeu souscrit pas mal à la dichotomie homme/femme, où le masculin colle beaucoup au Yang là où le féminin correspond au Yin. La sexualité est aussi au rendez-vous, même si rien dans l'ouvrage n'aide vraiment à comprendre comment les auteurs envisagent de l'exploiter en cours de jeu. Quant aux PJs, ils sont des "pionniers", des humains voués à modifier l'équilibre et à précipiter - ou à ralentir - la fin des temps en raison de leur destin exceptionnel. Destin qui sera décidé par l'interprète et le·la meneur·euse.

Luz, par Luis Royo. 

Voilà donc de bien beaux thèmes à développer. Pourtant dans l'ensemble, il ressort de Plenilunio une puissante impression d'univers de Série B pas toujours subtil et encore moins original. Le coup des Anges fascistes et des Démons méchants-mais-honnêtes, on nous l'a fait des milliers de fois : je crains qu'il ne fasse fuir les amateurs de post-apocalyptique tribal et prophétique (oui, fans de Tribe 8, je pense à vous). Malgré cette panne d'inspiration, l'univers est suffisamment bien décrit pour donner envie de l'essayer un jour.

La place de Luz est un sujet intéressant. Faire cohabiter un héros emblématique et des protagonistes issus de l'imaginaire des joueurs se révèle toujours difficile : la prédominance d'un PNJ-héros ne constitue pas nécessairement une mauvaise chose, mais il faudra pas mal de finesse pour faire intervenir Luz dans un groupe sans que celle-ci n'apparaisse comme Le Divin Enfant que le scénario doit à tout prix protéger. On sait tous à quel point les chouchous des meneur·euses pèsent sur les nerfs du groupe, quand celui-ci ne tente tout simplement pas de les massacrer dans un geste de pure défiance.

Quant au scénario proposé dans le livre, il se limite vraiment à l'essentiel : en quatre pages, il propulse les joueurs dans l'action et nécessitera sans doute pas mal de retouches pour qu'il soit réellement exploitable. Il est suivi d'une proposition de campagne, amenant les personnages à mettre la main sur un objet mythique qui devra finir entre les mains de Luz - une manière détournée de les faire participer aux événements majeurs, même s'il faudra aller bien plus loin que ça pour ne pas les reléguer au poste de simples majordomes derrière les rideaux.


À l'heure de conclure, je dirais que cette première lecture m'a plutôt rassuré. Avec ce simple livre de base, on peut envisager d'un one-shot agréable à une petite campagne dans l'univers de Plenilunio / Malefic Time. Et si celui-ci ne va clairement pas décrocher le prix de l'originalité, il saura probablement combler les tables qui cherchent avant tout du divertissement plutôt qu'un scénario à la portée philosophique incomparable. Et qui sait : à force d'illustrations de Royo placardée sur les murs, avec la bonne bande-son et le bon état-d'esprit autour de la table, peut-être que les thèmes chers aux concepteurs du jeu pourront même émerger dans la tête des joueurs !

J'ai hâte de tester tout ça.