Depuis le premier jeu de la saga "The Witcher", sorti en 2007, je cherche à comprendre comment des titres aussi perclus de défauts parviennent à être tellement satisfaisants. Car si les critiques des trois épisodes ont toujours été élogieuses, les angles d'attaque ne manquent pas : combats brouillons, prise en main délicate, choix pas si nombreux que ça, performances parfois bancales... vraiment, il y a de quoi se plaindre des péripéties de Geralt !
Cette critique de "The Witcher 3" tente d'expliquer "pourquoi c'est globalement super bon, alors qu'au fond tous les aspects du jeu déraillent". Un constat qui peut être généralisé à pas mal d'autres titres.
L'expérience essentielle
Tous les gamers rêvent, tôt ou tard, de créer des jeux vidéo. Le processus de création reste néanmoins mystérieux pour qui ne s'y attèle pas sérieusement : la genèse d'un grand jeu n'a rien du hasard, ni d'une "bonne intuition" seule. Considérations économiques exclues, un excellent point de départ consiste à travailler "l'expérience essentielle" 1 : il s'agit de définir les éléments qui transposent une expérience "réelle" vers le virtuel. Pour mieux comprendre, prenons l'exemple du football : quels sont les éléments qui donnent l'impression d'être un joueur pro au cours d'un match international ? On ne peut pas se limiter à la physique du ballon ou à l'intelligence artificielle des adversaires, il faut également prendre en compte le bruit du public, trouver des solutions pour créer des enjeux virtuels importants - tous ces éléments qui donnent l'impression d'y être.
Le concept d'expérience essentielle pourrait expliquer pourquoi certains jeux bourrés de défauts plaisent malgré tout à la majorité. Un phénomène qui s'applique très probablement pour The Witcher 3.
Du contexte
Génèse du projet
La saga "The Witcher" - ou "Wiedźmin" dans sa langue natale - voit le jour au milieu des 80s de la plume d'Andrzej Sapkowski, auteur polonais à succès qui peine à saisir l'envergure actuelle de son oeuvre, loin de ses petites mimines. Sans doute absorbés par la saga durant leur adolescence, les développeurs de CDProjekt décrochent la licence au milieu des années 2000. Ils travaillent dès lors sur une adaptation en jeu vidéo, dont la trame se déroule après la fin de la saga écrite. À ma connaissance, il s'agit de leur premier développement vidéoludique : jusque là, leur activité dans le jeu vidéo se limitait à la traduction et à la publication sur le territoire polonais.
Le premier jeu "The Witcher" sort sur PC en 2007. Plusieurs rééditions seront nécessaires pour déboucher sur une version définitive, alors que la version console est annulée suite à un imbroglio avec la société en charge du portage. Quatre ans et bien des déboires plus tard, "The Witcher 2: Assassins of Kings" pointe le bout de son nez sur PC, puis sur Xbox 360 six mois après. Il faudra quatre ans de plus pour que CDProjekt accouche de la fin de cette trilogie - soit près d'une décennie, au total.
Les "The Witcher"
L'histoire de "The Witcher" se déroule dans un univers médiéval-fantastique relativement classique : si le trio humain-elfe-nain vous fait soupirer, les dragons multicentenaires et les vampires citadins vont vous achever. Pourtant, tout comme avec les Transformers, il y a more than meet the eyes.
Qu'on parle des livres ou des jeux vidéo, la particularité de "The Witcher" vient de son ambiguïté morale (oui, bien avant "Games of Throne", son arrière-petit-fils attardé…). Andrzej Sapkowski ayant grandi dans une vague de scepticisme politique, son œuvre illustre les pièges dans lesquels sombrent celles et ceux qui embrassent des idéologies fortes. Dans les jeux, les développeurs de CDProjekt respectent cet esprit : même les individus bien intentionnés finissent par commettre des crimes. Le protagoniste de ces histoires, Geralt de Riv, est membre d'une confrérie de mercenaires mutants voués à la chasse des monstres : un "Sorceleur" (le fameux "Witcher", ou "Wiedźmin"). Au cours de la saga écrite, il aura l'occasion de se forger un code moral basé sur la "neutralité" et de questionner la distinction entre "monstres" et "humains", quitte à défendre des créatures surnaturelles face à des paysans obscurantistes. Tant qu'à parler fourches et torches, un autre aspect intéressant de la saga tient à sa remarquable représentation du monde médiéval et rural : la paresse, la crasse et la médiocrité humaines se mêlent à l'air et l'architecture campagnards avec brio. La magie, relativement présente, apparaît comme une vieille science ésotérique plutôt que comme un don divin surpuissant octroyé par des entités astrales. Tous ces atouts offrent au récit une dimension humaine qui fait cruellement défaut à la majorité des univers médiévaux-fantastiques.
Là où les deux premiers épisodes étaient cloisonnés en chapitres afin de mieux maîtriser le récit, "The Witcher 3: Wild Hunt" prend le pari de l'Open-World : les concepteurs se sentaient suffisamment en confiance pour conserver une qualité de narration élevée malgré la possibilité d'explorer le terrain de jeu dans sa quasi-intégralité librement. En somme, le dernier-né de la trilogie tente de concilier la liberté de mouvement et une qualité de narration irréprochable. Les combats, l'évolution du personnage et le système de quêtes restent globalement identiques à ceux du second opus.
Quant à l'histoire, elle fait apparaître des personnages présents dans les livres bien qu'absents des précédents jeux : Yennefer et Ciri, respectivement la compagne et la "fille adoptive" de Geralt, mais aussi Sac-à-souris ou encore Sigismund Djikstra. À en croire les scénaristes, cet épisode était censé mettre de côté l'aspect politique pour se focaliser sur la quête personnelle de Geralt : c'est partiellement vrai, car si Geralt tente de faire fi des intrigues, il ne peut complètement s'en détacher. Et heureusement, sachant le talent de CDProjekt pour ce genre de scénarios.
Les doléances
La liste des reproches qu'on peut adresser à ce nouvel opus de The Witcher est longue.
D'abord, il y a le combat. Dans le premier titre de la série, il s'agissait de cliquer en rythme pour enchaîner des combos tout en sélectionnant la posture de combat adéquate : un système qui faisait le boulot. Pour "The Witcher 2", les développeurs ont sans doute cru qu'il suffisait de peu pour en faire un véritable "A-RPG". Ils avaient sous-estimé le savoir-faire nécessaire à cela : entre la rigidité agaçante de Geralt, la caméra aux fraises ou la gestion des collisions calamiteuse, les personnes à avoir pris leur pied durant les escarmouches de "The Witcher 2" sont probablement masochistes. "The Witcher 3" rend la maniabilité de Geralt un peu moins rigide, tout en restant loin des pointures du genre, qu'on parle de "Mount & Blade", de "Dragon's Dogma" ou de "Dark Souls" (chacun dans un répertoire différent). L'équilibrage mérite également quelques ajustements : en mode de difficulté "Marche de la mort", investissez sur Quen et Axii - les sortilèges de bouclier et de possession d'esprit - et vous serez rapidement invincibles. Partez au front sans eux, vous vous ferez massacrer par la première meute de loups venus. La différence de niveaux prend également trop d'importance : les noyeurs de fin de jeu pourraient décapiter le griffon qu'on affronte dans l'introduction d'un coup de pied. Sans atteindre les sommets d'un "Elder Scrolls: Oblivion", The Witcher 3 reste un triste exemple d'incohérence. On retrouve le même problème avec les PNJs humains : certes, Geralt tatanne sans problème des monstres légendaires, mais il se fera étaler comme un pouilleux d'un seul coup d'épée en carton si vous choisissez d'attaquer un garde dans la rue (à moins que le scénario n'ait prévu que vous le fassiez).
Mettons de côté les approximations gênantes au niveau de la maniabilité, les boutons mal placés (le bouton d'action, aka "bouton à tout faire", qui vous fera éteindre les bougies plutôt que d'ouvrir les coffres…), l'impact limité des choix des anciens opus ou encore certains ennemis ultra-pénibles (les sirènes, pas loin de voler la palme du volatile le plus chiant du monde au Braillard des Falaises). Concentrons-nous plutôt sur le second gros point problématique, la répétitivité des quêtes. "The Witcher 3" s'échine à donner du contexte à ses quêtes (il n'est pas le premier à le faire, surtout via d'interminables lettres trouvées sur des cadavres), mais peine à masquer leur fonctionnement ultra-rébarbatif. "Va sur le lieu X, enclenche la vision magique du Sorceleur, remonte la piste, tue le monstre". Il n'existe aucune subtilité dans le système d'enquête, pas plus que de marge de manoeuvre dans la manière d'aborder les situations qui se présentent à Geralt.
Puisqu'on parle de liberté, qu'en est-il de la fameuse flexibilité scénaristique, fréquemment citée comme exemplaire dans la série ? À bien y réfléchir, cette réputation est usurpée, tant le libre arbitre fait pâle mine face aux véritables ténors du genre (Alpha Protocol, pour ne citer que le meilleur). Ici, les dialogues ne laissent que peu de places à vos opinions, les choix en cours de mission sont rares.
La liberté d'exploration ne m'a pas non plus complètement convaincu : jusqu'à l'arrivée à Skellige, où l'exploration et le mystère ont commencé à prendre le dessus, l'écrasante majorité des paysages de The Witcher m'ont paru n'être qu'une terne succession de boue et de petits hameaux quelconques, loin de l'intérêt qu'on pouvait y trouver dans les précédents opus. Oui, The Witcher a perdu des plumes lors de sa conversion en Open World, quoiqu'en disent les critiques.
Pour finir : une note plus personnelle et polémique, celle du scénario. Le récit du jeu se focalise sur une quête intimiste, détachée de la situation politique complexe des Royaumes du Nord. Dans la communauté des "gamers", cet aspect a été globalement applaudi, parce que ma bonne dame, la politique, c'est mal. Qui plus est, s'agissant d'offrir une fin à la trilogie dont le fil rouge tournait autour de la Chasse Sauvage, les scénaristes ont bien été forcés de confronter Geralt à son arch-nemesis, Eredin (désolé pour le "spoil", mais son nom était déjà révélé dans The Witcher 2... et dans la saga écrite depuis bien longtemps !). Or Eredin est un bien piètre personnage: juste un gros méchant elfe en armure, dont le but est de piller et d'amasser plus de pouvoirs. Sa petite caution morale, abordée vers la fin du jeu, ne suffit pas à le sauver des limbes. La médiocrité du personnage transforme le scénario en une banale lutte des "gentils qui se serrent les coudes" face aux "méchants cruels qui les menacent". Pour enfoncer le clou, on nous gratifie de certaines séquences "émotions" faciles (deux morts bon marché, dont l'impact scénaristique est proche du néant), comme si le scénario manquait soudainement d'inspiration.
Le miroir des doléances
Score de The Witcher 3, en date de la rédaction de l'article : 8.6/10 de moyenne sur Sens Critique, médiane à 9/10, second au "Top 111" des meilleurs jeux, toutes catégories confondues.
Les points que j'ai cité ci-dessus font presque l'unanimité parmi les gens s'étant essayés à The Witcher 3. Pourtant, le ressenti général est extrêmement positif. Comment ça se fait ? Reprenons point par point.
Les combats, d'abord, sont effectivement désagréables. Tout comme ceux des "Elder Scrolls". Tout comme ceux d'une bonne partie des A-RPG japonais ("Kingdom Hearts", c'est toi que je regarde). Est-ce suffisant pour condamner tous ces titres ? Quand on y réfléchit un peu, les joutes maladroites de la série poussent les joueurs à agir comme des sorceleurs : pourvu que vous vous aventuriez à un niveau de difficulté élevé, vous ressentirez bien vite la nécessité de vous informer sur les monstres que vous chassez et de vous équiper en conséquence. Vous irez donc compulser des ouvrages pour savoir quelles sont les armes les plus efficaces contre votre cible, vous irez ensuite cueillir les herbes ou récupérer les composants nécessaires aux mixtures dont vous avez besoin, puis seulement, vous engagerez le combat. Qui se déroulera à la perfection, parce qu'en tant que bon sorceleur, vous ne laissez rien au hasard. On tient là un composant de la fameuse expérience essentielle, mentionnée au début de l'article.
Cette expérience essentielle est renforcée par la structure des quêtes. Oui, les phases d'enquête ne proposent pratiquement aucun enjeu, pourtant les monologues de Geralt, et la découverte progressive des pistes induisent le sentiment d'être un limier - ce que les sorceleurs sont censés être. Quand en plus, lesdits monologues sont bien doublés, parfois piquants, et qu'il renforce la personnalité du protagoniste, comment se plaindre de la répétitivité des tâches qui nous sont demandées ?
Quant à la liberté scénaristique, elle n'est certes pas omniprésente, mais chaque choix qui se place sur votre chemin aura des répercussions intéressantes, à court ou à long terme. La véritable force de la série tient à sa manière de confronter les joueur/se/s à leur choix précédents, sans leur laisser la possibilité de recharger une sauvegarde prise cinq minutes avant pour choisir la voie qui leur semble optimal. Ici, nombre de conséquences ne tombent que plusieurs heures après avoir effectué un choix. Cette pression constante, parfois renforcée par un temps limite pour se décider, développe un autre aspect de l'expérience essentielle des The Witcher : celui des décisions ambiguës que Geralt est appelé à prendre.
Au-delà de ces éléments "miroirs" qui expliquent certains défauts du jeu, The Witcher 3 a également des qualités propres. Techniquement et artistiquement, il décroche la rétine (malgré la polémique sur son "downgrade" et même si les décors se répètent dans deux des trois zones de jeu) : ça grouille de vie, de petits détails qui donnent l'impression d'y être. La qualité d'écriture a fait un bond indubitable : elle était déjà élevée dans les précédents épisodes, mais on atteint vraiment un des meilleurs niveaux dans le monde du jeu vidéo. Si on met de côté quelques élans "papa-gâteau" de Geralt et la grand-méchansiotié d'Eredin, c'est tout simplement un sans faute : les personnages sont toujours aussi crédibles, intéressants et jamais il n'a été aussi drôle de se prendre une cuite avec ses abrutis de copains que dans The Witcher 3. Mieux encore : le côté excessivement "prédateur sesquel" de Geralt s'est effacé au profit d'une forme d'auto-dérision, où le sorceleur finit bien souvent dindon de la farce que Casanova.
Comme d'autres avant eux, les The Witcher ont toujours sacrifié le gameplay sur l'autel de l'expérience essentielle et de la narration. Leur tour de force, c'est de proposer des séquences juste suffisamment agréables à jouer pour que la magie continue d'opérer avec 90% du public.
Au final, je n'ai qu'un reproche et demi (voire, 1.33 reproche) à l'égard de The Witcher 3 : sa transformation en Open World n'était pas aussi concluante qu'elle aurait dû l'être, et son scénario - clairement en-dessous des précédents - n'est que partiellement épongé par la qualité de son écriture. En-dehors de ça, The Witcher 3 boucle admirablement une saga qui commence à se faire vieille, sans jamais trahir ses ambitions ludiques ou éthiques.
- Schell, J. (2014). The Art of Game Design: A book of lenses. CRC Press.