Il y a quelques années, j'ai conclu subitement ma campagne de Legends of the Five Rings (L5R) car la structure "ouverte" de La Cité des Mensonges m'imposait un ratio temps de jeu / temps de préparation de l'ordre de 1/10. En parallèle, je découvrais la gamme de Degenesis, dont les scénarios sont de plus en plus linéaires au fur et à mesure des publications. Un sacrilège, pour les uns. Un sauvetage pour moi.

Comme tous les loisirs, celui du jeu de rôle connaît des tendances largement partagées. Dans les années 90, la mode nous incitait à ignorer les règles, perçues comme un frein au "fun". "Rules don't matter". Parfois, les auteurs sabraient leur propre système le long de paragraphes aux relents d'autoflagellation (cf. L5R v1 ou Maléfice v3, pour ne mentionner que deux exemples qui me viennent à l'esprit). "Les règles tuent la créativité", "elles ôtent de l'autonomie aux PJ", "ne les laissez pas vous bâillonner". J'avais parfois l'impression qu'on nous présentait les règles comme un mal nécessaire. Puis les temps ont changé. Une compréhension commune s'est développée : les règles forgent un cadre qui facilitent la narration, chaque système incitant une ambiance différente. Oui, elles ne doivent pas étouffer le jeu, mais elles existent pour de bonnes raisons.

Aujourd'hui, la tendance du "scénario libre, voire improvisé" résonne pas mal avec celle du "Rules don't matter" d'antan. Cette croyance dicte que le script d'un scénario interdit l'improvisation, qu'il "tue la créativité", qu'il "ôte toute autonomie aux PJ". "Autrices, auteurs, évitez tout présupposé dans vos scénarios" ! Sur ces dernières années, une pelletée de jeux de rôle ont choisi de favoriser des scénarios "non-construits", aussi "non-linéaires" que possible. Ces tentatives débouchent sur différents cas de figure, :

  • Le paragraphe d'accroche, à la Tianxia: Blood, Silk & Jade. Il s'agit littéralement d'environ 200 mots contenant une idée ou des hypothèses à développer. Pour moi, c'est du remplissage paresseux : un setting évocateur suscite facilement des idées à la volée. Pas la peine de générer des accroches dignes de ChatGPT.
  • Le contexte de jeu doublé d'un scénario court, comme La Cité des Mensonges pour L5R v1. On vous présente un lieu plus ou moins en détail, puis on vous propose une manière de l'exploiter le long d'un fil rouge généralement assez ténu. Tout fascinant qu'il puisse être, un tel contexte nécessite un gros investissement, d'où un ratio complètement déséquilibré entre préparation et temps de jeu.
  • La "ligne de front", comme dans Dungeon World. On définit un goal pour les PJ, on définit les différents groupes d'intérêt qui gravitent autour de ce goal (les "fronts") ainsi que leurs moyens d'action, puis on laisse les joueuses lier le tout (souvent à travers des mécanismes de narration partagée). Certes, l'approche est fascinante et pour l'avoir expérimentée dans le playtest de feu Tomb Raider: Shadows of Truth, force est de constater que le temps de préparation est réduit au strict minimum. En revanche, la narration partagée affaiblit la cohérence globale de la trame scénaristique, et cette approche demande énormément d'efforts à toute la table.
  • Le "je veux trop bien faire", qui tante d'anticiper toutes les possibilités le long de ses nombreuses pages, à l'instar du premier scénario de la campagne Shadow of the Sorcerer pour Conan: Adventures in an Age Undreamed Of. Autant j'ai adoré cette campagne, autant l'étalage d'options parfois improbables a surtout compliqué ma préparation. Pourquoi s'embarrasser à vouloir tout anticiper dans le texte, d'autant qu'il manquera fatalement toujours du contenu ?

Ce constat déprimant m'a poussé à chercher ailleurs, à revenir à des scénarios "scriptés", surtout lorsqu'ils prennent la peine de s'étendre sur les motivations des personnages. Ce dernier point permet d'anticiper efficacement leurs réactions lorsque les PJ se détournent du "droit chemin". En sus, les scénarios scriptés bénéficient souvent d'une trame intéressante, qui donne envie d'être jouée, au contraire de ceux qui se diluent dans la peur de la linéarité, vous laissant vous, MJ, construire une narration riche (parfois avec l'aide des joueuses). Bien sûr, il est très valorisant de faire monter la sauce de sa propre initiative, mais le fait de devoir improviser ces moments de grâce implique de les sortir de sa tête - vous constaterez bien vite que l'éventail de vos idées est souvent restreint, car vous n'êtes jamais qu'une seule et unique personne, dotée de connaissances et d'intérêt spécifiques. Les scénarios les plus passionnants vont étendre ces connaissances et susciter de nouveaux intérêts.

Dans les posts à venir, je compte décortiquer notre expérience avec les scénarios de Degenesis (officiels + gratuits, dans l'ordre : En Ton Sang, Blue Screen of Death, Augur of Pain revisité, Embargo, Opération Firewall, Jeu de Massacre, puis Black Atlantic à venir). On verra qu'à certains instants, la linéarité n'apporte en effet pas que du bon, et que certains passages furent difficiles à gérer (en particulier dans Jeu de Massacre). Pour autant, je vous spoil divulgâche la fin : j'ai bien aimé ma masterisation de Degenesis, au contraire de la très décevante campagne de La Cité des Mensonges.