Dimanche 6 septembre 2020, notre MJ a mené à bien sa campagne de Dark Earth, basée sur "La Croisade de la Ville Mouvement". Cet article relate le point de vue de Isaiah Jemjhet, mon second personnage, quant aux événements auxquels il a pris part.



La vérité dans son nombril

Isaiah Jemjhet

Portrait d'Isaiah
Isaiah Jemjhet
"Jour J+120 : Le combat a pris fin, Solaar réchauffe à nouveau les Stallites de Nople et d'Istan. La croisade a vaincu, bien qu'à peine quelques centaines de croisés aient survécu".

Ces quelques lignes, Isaiah les rédige étendu sur un amoncellement de tissus chamarrés, dénichés çà et là dans les décombres de Nople. Pour le Gardien du Feu, le confort et les plaisirs éphémères s'apparentent à de maigres compensations de cette intense frustration qui le gangrène depuis son départ de Phénice. Il espérait que la Croisade réveillerait en lui quelque chose de vrai, de digne. Quelque chose qui lui permette d'oublier cet accident où un détenu s'était évadé sous sa garde. Même si Isaiah avait fini par le rattraper, même si ses supérieurs s'étaient montrés protecteurs, l'homme en conçut une honte sans fin qui le poussa à purger ses fautes dans la Croisade. Vu la tournure des événements, autant dire que le larron va devoir s'abandonner à ses sales habitudes pendant encore longtemps.

Chacune des entrées qui composent le journal du Gardien du Feu se ressemble : lapidaire, convenue et, au mieux, factuelle. Mais aujourd'hui, si les faits rapportés sont réels, Isaiah ne peut plus ignorer le décalage entre son journal et son ressenti. À certains égards, il envie le volubile Bellatore, qui savait si bien imprégner de sens chaque étape de sa croisade. Dans un effort inhabituel, Isaiah bascule en tailleur et convient d'annoter ses entrées, de les teinter de ses véritables sentiments en marge des faits rapportés. L'exercice est compliqué. Isaiah n'exprime généralement ses sentiments que pour faire la cour, mais rarement à dessein thérapeutique.

"Jour J : on m'a assigné à la meute de Coléhine Waltz, dans la Phalange du Ciel. Sur mes dix camarades, sept sont des Gardiens du Feu. C'est un grand honneur de porter la lumière de Phénice au-delà du Stallite".

En relisant sa première entrée, Isaiah secoue la tête d'incrédulité. Trois phrases insipides, dissimulant des non-dits qu'il reconnaît désormais. Le premier, son intérêt pour sa supérieure, auquel il n'a pas donné suite tant par convenance que par honte. Le second, son malaise auprès des siens, lui qui fut tant pardonné alors que d'autres auraient visité le Puit de la Rédemption pour des fautes similaires. Le troisième, la docilité naïve avec laquelle il s'était engagé dans la croisade, au mépris du bon sens. Pourquoi Solaar l'avait-il épargné, là où tant d'autres méritants sont tombés ?

De ces trois misérables lignes, Isaiah rédige frénétiquement des "commentaires", trois paragraphes chacun long comme un bras, puis pose son regard sur la seconde entrée du journal. Elle aussi, elle suinte l'hypocrisie et mérite des rectifications similaires. Avec de la chance, il y aura suffisamment de parchemin et d'encre de Rueg dans les ruines des Stallites jumeaux pour terminer cette "édition enrichie" des mémoires du jeune croisé. Cependant que la douce lumière de Solaar se couche sur le Stallite de Nople, Isaiah continue sa besogne à la lueur d'une lanterne.


Quelques pages plus tard, notre jeune homme se rend à l'évidence : plutôt que de l'en guérir, chaque jour passé à marcher cultivait son malêtre, le laissait fermenter. Puis soudain, il relit la première entrée consacrée à ceux qui allaient devenir ses proches compagnons sur les dernières semaines de la croisade.

"Jour J+20 : des héros insoupçonnés ont sauvé la croisade d'un groupe de saboteurs, lorsque nous traversions le Pont de Silice. Encore une preuve que Solaar veille sur nous".

Là encore, que d'émotions mal digérées, cachées sous la surface ! De tous, c'est ce sentiment d'impuissance qui le minait le plus. Non loin de lui, des repris de justice marquaient de leur noblesse d'âme le cours de leur aventure. Il les enviait alors : en plus de leur formation dans laquelle ils brillaient, Sigurd et Walgard se battaient mieux qu'un Gardien du Feu. Ilke manipulait les mots avec plus de talents que lui, sans même parler de sa faculté étonnante à se soustraire au regard de ses ennemis. Quant à Tybalt, il ravivait la flamme des croisés avec une passion qui le dépassait. Tous avaient mérité leurs éloges, et pour ça, Isaiah en concevait presque de la jalousie. Maintenant qu'il partage leur quotidien, il se rend compte de la vacuité de tels sentiments. L'heure d'un Isaiah meilleur a peut-être sonné.

L’encre de Rueg ne coule plus. Interpelé par le récit de son propre voyage initiatique, Isaiah préfère relire l’entièreté de son journal avant de poser des mots qu’il pourrait regretter.

"Jour J+30 : on me nomme flambeau en reconnaissance de mes mérites lors de la traversée de l'Algue Tueuse. J'accepte avec humilité cette promotion et assisterai mes subordonnés comme s'ils étaient mes égaux".

Humilité ! Quelle ironie ! Isaiah s'est jeté sur cette promotion comme un animal affamé. Elle constituait la preuve que sa présence ne relevait pas d'une erreur de casting. Elle lui facilitait également la tâche lorsqu'il cherchait du réconfort dans les bras d'une croisée ou d'une autre, qu'il oubliait aussitôt.


"Jour J+65 : l'armée des Damnées est à nos trousses. Les Héros du Pont de Silice ont secouru la colonie, bien qu'elle ne puisse nous rejoindre. Dans ces heures sombres, la bataille qui s'annonce va sceller notre destin. Que Solaar nous mène à la victoire, plutôt qu'à la mort !"

Des mots bien solennels, une piété bien consensuelle. Ils trahissent la peur qui poussa Isaiah à s'en remettre au Divin durant l'affrontement. Grand bien lui en prit, d'ailleurs, car son mépris de sa propre existence lui offrit quelques fulgurantes victoires qui attirèrent sur lui l'attention du Bellatore en personne. Lorsque les places d'Ardents se libérèrent, Isaiah fut soudainement propulsé dans une toute nouvelle sphère d'influence. Et, de fil en aiguille, il se rapprochait des Héros de Silice que toute la croisade admirait.

"Jour J+70 : des croisés démoralisés s'immolent en chaîne depuis quelques temps. Nos hommes cherchent des signes que Solaar ne nous a pas abandonné. Plus que jamais, nous nous devons de les épauler. Désormais Ardent, je fais équipe avec les Héros du Pont de Silice pour rétablir la situation. Nous devons encore tenir quelques semaines, et nulle épreuve n'aura raison des enfants du Divin."

Pourquoi Isaiah mentait-il dans son propre journal ? De peur qu'on le lise et qu'on l'accuse ? Pour se rassurer lui-même ? Pour convaincre d'éventuels lecteurs, et ainsi générer une boucle d'auto-persuasion ? Jusqu'ici, l'Ardent était obsédé par son besoin de reconnaissance. Soudain, les responsabilités lui ouvraient enfin les yeux. Désormais au bout du chemin, le Gardien du Feu reconnaît ici un tournant qui le fit passer de mauviette obnubilée par ses problèmes, à leader à peu près digne de confiance. Quel soulagement ! Quant à ses premières interactions avec les Héros du Pont de Silice, elles furent particulièrement démystifiantes : ces légendes urbaines se sont avérées être de simples croisés, pétris de doute plutôt que de convictions. Bien que pièce rapportée, Isaiah établit rapidement des liens entre ses doutes et les leurs. Finalement, ils étaient faits pour s'entendre.

"Jour J+80 : le Bellatore Letho Gdanz est un homme impénétrable et génial, qui nous honore de sa confiance. Il est ouvert aux idées des autres, bien qu'il sache maintenir son cap face aux torrents de propositions qui s'abattent sur lui à chaque réunion. Quelle source d'inspiration !"

Isaiah grimace en relisant ces lignes. À l'époque, il essayait d'y croire. Auprès de ses collègues, cependant, il admettait à demi-mot ses soupçons. Leur leader incontesté était-il dérangé ? Ses quelques idées brillantes compensaient-elles ses maladresses ? L'irrésistible envie de fouiller ses affaires déboucha sur une douche froide monumentale, lorsque la mégalomanie de Gdanz transpirait dans ses mémoires grandiloquentes. Là encore, Isaiah y reconnaît maintenant un effet démystifiant : derrière le leader inaccessible et exemplaire se cachait un homme grotesque, dont les divagations avaient mené des foules entières de Célestes à leur perte. Oui, il le conçoit maintenant : c'est bien à cet instant qu'Isaiah cessa de s'en vouloir pour ses erreurs. Que représente son laxisme face à la folie du Bellatore ?

"En fin de compte, tout ce voyage ne fut qu'une farce de mauvais goût".

Le Gardien du Feu appose cette phrase en guise d'introduction sur un nouveau rouleau de Rueg, voué à supplanter les autres. Déversant une bile libératrice, il enchaîne les pics : "La "Mort", l'"Ermine", n'était qu'un petit albinos frêle adepte de la sécurité par l'obscurantisme, dont le goût du secret a failli tous nous tuer" ; "La Baronne, une femme de bien qui ne défaillit jamais réellement à titre personnel, s'avéra trop arrogante pour son propre bien" ; "[...] On m'avait dit du mal de Grognard, mais j'ai plutôt eu de la pitié pour lui, tant il était prêt à tout pour de la reconnaissance... même à perdre la vie" ; "[...] Et le Phénix ? Porté disparu, comme la ferveur religieuse face aux étranges manifestations de l'Obscur que nous avons affrontées et vaincues" ; "Le Konkal était composé de fanatiques décérébrés adeptes de l'improvisation, [...] son leader se terre maintenant comme un lâche en dépit des ressources dont il disposait pour servir ses intérêts" ; "[...] Othero est un génie qui se barricade dans ses pensées, de peur que les autres ne s'en servent. Son refus de nous tenir informés et sa disparition nous ont coûté cher".

De la Croisade, aucun symbole de grandeur ne trouve plus grâce aux yeux d'Isaiah. Comme tous les autres survivants, il ne peut que constater à quel point les discours grandiloquents des parties prenantes avaient obscurci son esprit. Si quelque chose a changé chez le Gardien du Feu, c'est bien son admiration aveugle pour la hiérarchie. On ne l'y reprendra plus ! La voûte étoilée berce Nople depuis plusieurs heures. Face à l'immensité du processus de remise en question et de réécriture de son journal, Isaiah cède. Comme à son habitude. Il s'affale comme un sac de rueg sur son lit improvisé, tout en convenant intérieurement de reprendre son travail d'introspection un autre jour. Peut-être qu'à force de relecture, il finira par trouver entre ses propres lignes l'homme qu'il souhaite tant devenir.