Ce deuxième article concernant notre campagne de Dark Earth relaie les dernières pensées de Tybalt Hiker, peu avant son suicide par le feu, alors que des Marcheurs récupèrent un testament secret qu'il a laissé sur place.



Une fin programmée

Testament de Tybalt Hiker

Portrait de Tybalt Hiker
Tybalt Hiker

Depuis la défection de Ché Manégo, Lars, Gabriel et Dabe voyageaient dans le sillon de la Croisade, à quelques journées de la colonne. Plus fouineurs que marcheurs, les trois larrons récoltaient les déchets laissés par les Célestes, avec la ferme intention d’en faire meilleur usage que ces dandys du Stallite. C’est au milieu d’un bivouac abandonné que Dabe, seul lettré du trio, mit la main sur un parchemin de Rueg dissimulé sous une roche, comme si quelqu’un l’avait laissée là volontairement. Intrigué, l’homme commença sa lecture entre deux levées de coude, car l’alcool de Rueg améliore sans doute sa capacité de concentration.

« Testament de Frather Tybalt Hiker, Croisé malgré lui ».

Rien qu’à entendre le titre, Lars recrache sa gorgée d’alcool et ne refreine en rien un rire moqueur.

- « Ça y est, les gars, la perle de la Croisade ! On la tient enfin ! »

Dabe le regarde du coin de l’œil, visiblement titillé par l’envie d’en lire plus, comme poussé par une bravade qui ne dit pas son nom. Il déglutit brillamment, puis prend un accent ronflant, comme il se doit quand on se moque d’un Prôneur.

« Ces derniers mois, je n’ai guère eu le temps de m’apitoyer sur mon sort, et encore moins de partager ma peine avec une plume et un parchemin. »

- « Et moi qui pensais que les prôneurs ‘partageaient leur peine’ avec Solaar », s’esclaffe Gabriel de sa voix grave.

Il imite vulgairement le cercle solaire de ses doigts, généralement tatoué sur le front des Prôneurs, et fait mine d’y passer son membre. Les Prôneurs n’ont pas la côte hors des murs de Phénice.

- « Ta gueule, laisse-moi continuer bordel ! », répond Dabe, visiblement impatient de faire profiter ses comparses de ses talents d’imitateur.

« Pourtant, au crépuscule de ma courte vie, il m’est nécessaire de me confesser »

Les termes « con » et « fesses » accolés ne tardent pas à déclencher l’hilarité de Lars et Gabriel, si bien que Dabe s’écarte un peu des deux autres pour continuer la lecture. Derrière ses airs de gros dur, finalement, il aime bien la lecture.

« Mes supérieurs m’ont demandé de m’immoler, aujourd’hui, afin de créer un précédent à même d’inspirer les autres croisés. La perspective de mourir ne m’enchante guère, mais à vrai dire, voilà déjà des mois que je ne vis plus. Autant me précipiter dans le néant et assurer ainsi la survie de Rurik, plutôt que de me débattre inutilement pour une cause perdue. La mienne ».

Les marcheurs cessent leurs rigolades, net, et prennent une mine sérieuse. Ils savaient Letho Gdanz cruel, déconnecté du réel, mais de là à demander des sacrifices humains… quelque chose ne tourne pas rond.

« Mon cœur est lourd, écrasé par le poids de mes incessantes manigances, de ces chemins de traverse vers les Ténèbres que le Konkal me fait emprunter. Je sinue sur le sol comme un serpent, au nez et à la barbe du Bellatore et de mes camarades d’infortune. Les autorités de Phénice ne méritent que le mépris : si le Konkal est délibérément hostile à l’idée « du bien », les forces autoproclamées de la lumière commettent tout autant d’atrocités, caché derrière leurs idéaux rances et mortifères. À qui sera suffisamment chanceux pour trouver ce testament, voici un témoignage qui vaut tous les lux du monde. »

Dabe lève la tête et gratifie ses camarades d’un regard inquiet. Il poursuit, avec sensiblement moins d’entrain qu’avant :

« Voilà plus de deux ans, peu après mon passage à l’âge adulte, j’ai été capturé par le Konkal lorsque nous enquêtions sur le sinistre enlèvement de la fille de Letho Gdanz. Mes compagnons et moi faisions route vers le repaire des scélérats, et ceux-ci espéraient bien nous laisser repartir avec la fille. Sur place, je fus torturé : la douleur physique fut si redoutable que la moindre pensée d’y être à nouveau soumis suffisait à me faire obéir. Pis encore, mes tortionnaires m’ont bel et bien ouvert les yeux sur certaines réalités du monde que je me refusais de voir : si Solaar a un jour existé, celui-ci nous a abandonné. Partout, les lumières vacillent, et seuls les méritants – ceux qui ont la force de survivre dans l’obscurité – pourront continuer d’exister. Les autres ne peuvent que repousser leur fin inexorable, ou espérer que cet insignifiant gain de temps leur permette de s’adapter à leur tour. Comme si cela ne suffsait pas, le Konkal menaça également Rurik, mon jeune frère, d’exécution. Si ce destin pendait légitimement au nez de Balthazar, Rurik n’est qu’un innocent qui mérite une chance de vivre. Je ne pouvais me résoudre à l’abandonner ».

« Mes premières opérations pour le compte du Konkal ne furent presque pas disruptives. Nous parlons là de renseignements anodins, d’un simple coup de main de temps à autre. Quant à mes compagnons de route, ils s’avéraient tout à fait ouverts à la réalité du monde, même si je ne pouvais leur faire entièrement confiance : Walgard, par exemple, se montra plus que réceptif au sort du Sombre-Fils que nous fumes contraints d’abattre. Ilke n’a jamais porté la hiérarchie dans son cœur, lui qui vivait – tout comme moi – chaque jour l’injustice de traitement qu’on nous réservait sans raison. Quant à Sigurd, il me semblait le moins prompt à embrasser l’idéal du Konkal, mais face à trois amis résolus, il aurait cédé, lui aussi. Aussi, j’ai pu destituer mon imbécile d’aîné presque ouvertement auprès de mes amis : il m’a suffi d’invoquer la rancœur et la jalousie, même si la raison principale était de jeter l’opprobre sur les expériences menées par Phénice sur les Sombre-Fils. La mission fut un succès.

De même, lorsque j’ai sciemment assassiné Drunsen, mes camarades ne se sont pas doutés de mon intention parfaitement coupable. L’homme et sa grotte symbolisaient un étendard, un espoir pour les Marcheurs de Sombre-Terre : le Konkal ne pouvait le laisser vivre ».

À ces mots, les visages des Marcheurs se décomposent. C’est comme si le temps s’était arrêté, pendant que les trois camarades digèrent cette information.

- « Espèce d’enfoiré, c’est lui qui a eu Drunsen ! ».

Lars explose de colère et fait mine d’arracher les pages des mains de Dabe, mais Gabriel l’enserre pour l’en empêcher.

- « Attends, Lars, laisse-moi finir, y’a p’t’être d’autres trucs importants là-dedans ! »

« Drunsen n’était qu’un début. Livré à moi-même dans la croisade, observé par mes supérieurs du Konkal sans savoir à qui m’adresser pour du soutien, j’ai tenté de saper le moral de mes compagnons par tous les moyens. D’y semer le doute, également, sur l’ensemble de l’État-Major qui semblait plus qu’heureux d’apparaître comme des lâches et des incompétents. Que dire d’eux, alors qu’ils ont sciemment exilé les Marcheurs, leur meilleur espoir ? Ce geste irréfléchi a bien failli mettre à terre les plans tant des uns que des autres.

Pour le Konkal, le mot d’ordre était clair : ‘la Croisade doit arriver à bon port, mais avec un moral plus bas que terre’. Mon plus grand succès fut probablement d’empoisonner Aton Sumak, notre ‘sauveur’ qui léchait les bottes des ennemis invisibles du Konkal. Est-ce que j’en éprouve de la culpabilité ? Le fait de poser la question pourrait être un début de réponse. Mais rationnellement, cet homme ne méritait aucune pitié : un pion volontaire, qui entraînait d’autres pions dans une danse de laquelle nul ne ressortira indemne. Finalement, les siens agissent comme le Konkal, l’hypocrisie en plus.

Je ne pus cependant me résoudre à laisser la colonie se faire détruire, puisque Rurik en faisait partie. Peut-être qu’avoir suggéré de bloquer sa route sauvera mon âme auprès de Solaar, si toutefois le Konkal avait tort et que le Divin veillait tout de même sur nous. Dans tous les cas, Rurik a une chance de laver le nom des Hiker, même au plus profond de la Ferraille. Qu’il la saisisse, et qu’il fasse tomber mon nom, ainsi que celui de Père et de Balthazar dans l’oubli.

La Légion des Damnés fut un autre avantage de taille pour le Konkal. Battue pathétiquement par les Croisés lors de son ‘assaut décisif’, il a fallu mon expertise pour lui permettre de briller comme il se doit. Je n’ai pourtant rien d’un général, mais les attaques ciblées et furtives sur les éclaireurs de la Croisade, ainsi que le raid pendant la réunion de l’État-Major, eurent un effet autrement plus dissuasif sur le moral des Célestes. Quant au coup de grâce, eh bien, Letho Gdanz et ses proches alliés semblent suffisamment doués pour éroder la confiance de leurs troupes sans même l’intervention d’ennemis intérieurs ou extérieurs. Si ça se trouve, la Croisade n’arriva jamais à bon port et explosera en route. Je ne serai cependant plus là pour le voir ».

Les blagues vulgaires et les gosiers bouchés ont laissé place au silence et à la consternation. Dabe, Lars et Gabriel fixent le vide du regard, perdus dans leurs pensées. Des forces qu’ils n’imaginaient pas avait comploté pour semer la discorde au sein de la Croisade, et le document qu’ils tiennent entre leurs mains leur en dévoile une partie.

« J’avoue avoir eu l’espoir – quelques instants – de pouvoir me montrer si utile que le Konkal me laisserait vivre. Et que cette vie voulue par ces Sombres engeances m’aurait permis de reconnecter un tant soit peu avec la dignité. Il n’en est rien. Aujourd’hui, je fais mes adieux au monde. Si cette existence terrestre réserve quelques bonnes surprises aux bienheureux, je souhaite à mes camarades de route d’en être, car leur innocence les préserve de la corruption de l’âme, comme Rurik : qu’ils trouvent le bonheur, loin de Phénice et de sa lumière si éblouissante qu’elle empêche de voir la réalité. Loin des terres sombres, où nulle âme ne s’épanouit. »

L’Obscurité s’abat sur le bivouac abandonné, extirpant Dabe, Lars et Gabriel de leurs réflexions. Bientôt, ils vont devoir trouver un abri moins exposé pour se reposer. Ensuite, et ensuite seulement, ils pourront se demander quoi faire de ces informations, et du testament du misérable Tybalt Hiker, mort pour des causes auxquelles il ne croyait plus.