Ce billet se penche essentiellement sur la question "Plenilunio est-il un jeu de rôle profondément sexiste ?", à laquelle j'avais déjà donné une ébauche de réponse dans une marge de mon article à son sujet. Il s'avère que le débat a fait pas mal de remous au sein de la communauté rôliste (un bon exemple ici) et tant qu'à faire, j'aimerais y ajouter mon grain de sel.



Toutes les illustrations présentes dans cet article ont été réalisées par Luis Royo. Elles ne sont employées ici qu'à des fins de critique.

La chose qui frappe après lecture de Plenilunio, c'est le décalage assez important entre le texte et les images :

  • Le texte se dit féministe en raison des femmes fortes qu'il met en scène, celles qui vont mener l'humanité vers une ère nouvelle.
  • Les images, elles, se scindent en deux grands groupes : des illustrations travaillées de femmes dans des postures lascives et des esquisses rapides de personnages masculins (ou de vieilles femmes). C'est un peu comme si la nécessité de dépeindre un univers entier - avec ses hommes et ses gens du commun - avait forcé les Royo produire rapidement des illustrations hors de leur zone de confort. Seules exceptions à la règle, les illustrations des anges et des démons (masculins) qui rétablissent un peu d'équilibre avec leur soin plus conséquent.

Tâchons de traiter les deux aspects séparément.


Le texte

La partie la moins polémique de Plenilunio tient à son propos, défenseur patenté du féminisme. En quelques mots, voilà de quoi il retourne : dès sa naissance, l'Humanité a toujours connu le joug des "Solaires", des anges qui agissent au nom de "Lui" (Dieu) en structurant secrètement la société et en lui imposant un ordre strict. Pour asseoir leur domination, les Solaires ont manipulé l'opinion publique par la propagande et instauré une hiérarchie sévère où toute incartade est réprimée dans le sang (tant chez les humains que dans leurs propres rangs). Ambitieux et désireux de s'élever au sein des leurs, les agents auto-proclamés du Bien n'évitent de se poignarder entre eux que par crainte de l'être à leur tour. Cette société exclusivement composée de modèles masculins tentent aujourd'hui d'empêcher un changement d'ère favorable aux "Déchus", les rebelles qui ont défié "Lui" pour secouer l'ordre établi. Ceux-ci ne sont pas particulièrement bienveillants, mais s'épargnent au moins l'hypocrisie et les relents fascistes. Ils sont guidés par "Elle", la Lune et un panthéon féminin qui s'est symboliquement émancipé de "Lui". La fin d'un ordre oppressif masculin de la main inarrêtable d'une femme : voilà donc pourquoi Plenilunio se présente comme féministe. Et pourquoi pas ? C'est toujours mieux que la myriade de jeux qui prennent le patriarcat comme acquis sans le dénoncer.

Reste qu'au-delà de la déclaration d'intension, il y a tout de même une forme gênante de déterminisme dans le fait de considérer l'ordre et la hiérarchie comme fondamentalement masculins, tandis que la "sauvagerie" et la sensualité sont perçues comme féminines. Cette idée a traversé les époques et les cultures (les penseurs antiques de Chine et de Grèce pensent pareil) : en étant optimiste, on peut imaginer que les auteurs ont insisté sur cette dichotomie par référence à ces cultures, plutôt que par inclinaison personnelle (comme l'ont fait les auteurs de Wulin ou de Qin). Pour ajouter d'autres éléments à la décharge du jeu, on remarque que si son univers penche vers le déterminisme, son système ne valide aucunement ce point de vue, en ne faisant aucune différence entre les personnage masculins et féminins. Même constat pour le scénario du livre de base (je n'ai pas encore pu déchiffrer celui de l'édition espagnole du premier supplément du jeu), qui n'insiste pas sur les différentes entre homme et femme. Encore un étrange paradoxe de ce Plenilunio, le jeu de rôle transgressif mais consensuel.

Visuel

Comme souvent avec Luis Royo, la collectionnite m'a frappé. Peu après que "Plenilunio" ne soit tombé entre mes mains, j'ai rapidement fait l'acquisition des deux albums de Malefic Time, sans pour autant complètement souscrire au projet. S'agit-il d'une simple attirance compulsive pour de beaux ouvrages ? En fait, c'est probablement plus compliqué que ça.

Tu les sens, les années 90 ? Source: www.luisroyo.fr

Le travail de Luis Royo a été si souvent utilisé pour illustrer des albums de Metal ou des objets de la "sous-culture" geek qu'on en vient à le considérer comme légèrement ringard, malgré une maîtrise plastique indéniable. Le réduire à si peu revient à négliger complètement l'aspect viscéral qui se dégage des œuvres de Luis Royo à partir des années 2000, où l'artiste a plus ou moins laissé tomber les aventuriers, les grosses armures et les fusils laser pour se consacrer à son obsession presque effrayante pour les modèles féminins à la plastique parfaite.

La relation homme-femme selon Royo ? Nope, pas que lui. 

En ceci, le travail de Royo (père, plus que fils) est une illustration parfaite d'un mal qui touche notre façon de vivre : une vénération du corps féminin comme objet de beauté et un rejet du corps masculin, qu'on ignore ou qu'on réduit à ses fonctions les plus "basiques" (pour mieux comprendre, voir image ci-dessus). Il suffit d'arpenter l'univers des jeux vidéo en ligne pour se rendre compte de l'ampleur du désastre, où les avatars féminins constituent des Grâals si précieux que nombre de joueurs masculins préfèrent en incarner, plutôt que de se rabaisser à jouer un gros tas de pièces de métal rapiécées (et j'avoue y contribuer en souscrivant moi aussi à cette philosophie, à travers mes habitudes de jeu ou mes quelques gribouillis). Ce problème dépasse la question du voyeurisme pervers : on ne parle pas que de rinçage d’œil, mais bien d'une impression récurrente que les personnages masculins n'ont rien à offrir. En fait, on pourrait même dire que les seuls joueurs à incarner des personnages masculins sont ceux qui remettent sans cesse leur identité sexuelle sur le tapis ("chuis un mec... faut qu'j'joue un mec, sinon chuis une tafiole...").

Pour autant, la majorité des jeux vidéo continuent de mettre en scène des héros masculins. J'ai l'impression que les avatars féminins ont plus de succès que les avatars masculins, mais que dès qu'un avatar devient un personnage à part entière (doté d'un caractère et d'une histoire), on retombe dans l'idée qu'il ne peut s'agir que d'un homme.

Difficile donc d'en vouloir à Royo, puisqu'il se "contente" de dépeindre sur toile, de bien belle manière, le reflet de notre malaise. En bon artiste, il s'est même interrogé sur cette tendance via une série d'illustrations exclusivement dédiée à l'érotisme masculin, qu'on peut retrouver dans le premier ouvrage de la gamme Prohibited Book (la liste des ouvrages de Luis Royo). Reste qu'en parcourant les pages de Plenilunio ou des albums Malefic Time, on ne peut que soupirer devant la complaisance avec laquelle l'artiste se vautre dans cette manifestation d'un sexisme qui nuit tant aux hommes qu'aux femmes. À force d'illustrations, il finit par renforcer cette tendance nocive qui devrait plutôt être combattue.


Jouer à Plenilunio sans prêter le flanc au sexisme, c'est possible. Le système de jeu et le scénario n'encouragent guère à la discrimination - pas plus qu'un bon nombre d'autres productions rôlistiques. L'univers de jeu peut également être nuancé, sans parler du fait que vos PJs - les véritables protagonistes de vos histoires - compteront sans doute des individus masculins, désarmant la dichotomie homme-femme proposée par les auteurs.

Ne restent que les images qui posent problème, tant elles prennent racine dans un malaise réellement sexiste qui ronge toute notre société sans pour autant être en lien avec le fond du jeu. Ça ne retire rien à leur maîtrise technique, ni à leur force évocatrice : c'est juste qu'elles ne sont pas à leur place autour d'une table de jeu. Oui, MJ, il va falloir investir dans un autre écran...