Mon dernier test d'un jeu vidéo remonte à février. Non que je n'ai pas envie d'écrire à ce sujet, mais il faut avouer que cette année fut assez décevante en matière de loisir numérique. Pour tout dire, mes pads PS4 prenaient la poussière jusqu'à récemment : ce mois d'octobre a heureusement la bonté de nous offrir une poignée de titres intéressants. Entre "Sherlock Holmes : Crime & Punishment", mon alibi intellectuel, et "La Terre du Milieu : L'Ombre du Mordor", son petit frère débile, j'ai choisi de vous parler en priorité du second (notamment parce que Midori a publié son test de "Sherlock Holmes : Crime & Punishment").

Quand j'ai entendu parler de l'Ombre du Mordor pour la première fois, c'était dans un contexte peu flatteur. Un développeur d'Ubisoft prétendait que le jeu reprenait les assets d'Assassin's Creed 2, en particulier les animations et - par extension - le contexte dans lequel celles-ci sont employées. À la sortie du titre, la polémique était retombée et les notes étaient plutôt positives, aussi ai-je fait le pas. Une des ironies du marketing se vérifie : la publicité négative peut vendre, tout autant que la publicité positive...

L'idée de "La Terre du Milieu : L'Ombre du Mordor" est assez surprenante. D'abord, parce que les développeurs ont choisi de partir sur une histoire qui n'a rien à voir avec la trilogie cinématographique en cours dédiée à Bilbo. Ensuite, parce qu'ils ont développé un concept inhabituel et audacieux malgré un socle déjà vu, alors que les jeux à licence nous ont plutôt habitués à du réchauffé de bout en bout. Était-ce là le signe d'une ambition peu commune ? J'aurais tendance à répondre par l'affirmative.

Talion, ce héros...

Le jeu vous propose d'incarner Talion, un rôdeur du Gondor affecté à la Porte Noire. Le pauvre homme s'est fait tuer en même temps que sa famille, mais il ne peut atteindre l'au-delà, coincé comme il l'est entre deux mondes : rapidement, un spectre elfique le rejoint, lui révèle qu'ils ont tous deux été maudits et que seule la mort du sorcier à l'origine de la malédiction - la Main Noire de Sauron - pourra lever le maléfice. Talion et son allié spectral vont donc gambader dans le Mordor et massacrer joyeusement des Uruks à tour de bras, jusqu'à trouver le responsable de leur condition et lui ratatiner la face. "Massacrer", mais pas que, puisque les héros se découvriront la capacité de prendre possession de l'esprit des Uruks pour les retourner les uns contre les autres.

D'un point de vue technique, le jeu est correct. Parfois, ça donne des résultats plutôt flatteurs pour la rétine.

À la lecture de ce synopsis, on pourrait craindre un scénario moisi à base de "Woman in the Fridge" et d'autres clichés éculés sans grand intérêt. Et vous savez quoi ? C'est exactement ce que nous livre "L'Ombre du Mordor". Vous incarnez deux bonshommes revanchards qui se baladent dans la pampa sauce Sauron, en massacrant les méchants responsables de leurs malheurs. Ce faisant, le duo (si sérieux qu'il en devient hilarant) rencontre des personnages non-joueurs insipides mal mis en scène, le tout agrémenté de répliques type "Ces salauds nous ont tendu un piège, ne les faisons pas attendre !!1111!1" bien trop premier degré. Côté personnages, tout y passe : le nain-qu'il-est-drôle-et-bourru, la nana-qu'elle-rappelle-sa-femme-au-héros, le méchant-qu'il-est-très-mystérieux avec ses potes le méchant-bête-mais-fort et le méchant-sadique-mais-pas-tré-fort. Bref, le script souffre d'une belle panne d'inspiration, doublée d'une narration faiblarde qui peine à fasciner. Tout au plus, les implications du scénario pourraient intéresser les fans de Tolkien : le spectre elfique est un personnage issu du Silmarion, dont le rôle peu développé reste particulièrement important dans le mythe de la Terre du Milieu. Ultime affront, les développeurs ont également bâclé la fin de l'aventure : une bataille minable suivie d'un dernier boss en QTE (...) pour conclure d'une manière bien fade une histoire au potentiel déjà peu élevé.

"Woman in the Fridge", également appelé "Damsel in the Refrigerator", est un cliché scénaristique paresseux aux relents machistes. Il consiste à faire mourir d'une manière brutale un personnage féminin pour justifier la colère vengeresse d'un héros qui lui était proche. Anita Sarkeesian en parle dans son second "Tropes vs Women in Video Games". Notez que la victime n'est pas nécessairement féminine, il peut également s'agir d'un enfant. L'idée étant qu'elle soit perçue comme fragile et innocente, d'où un sentiment profond d'injustice.

Le nain-qu’il-est-drôle-et-bourru. Vous noterez que l'absence de barbe chez les nains devient une sorte de nouveau cliché, dans les univers Fantasy américains.

La partie artistique est suffisante, bien qu'elle ne parvienne pas à sauver le scénario du naufrage. Les visuels s'inspirent largement des films de Peter Jackson, en se focalisant sur le Mordor et la "culture" Uruk-hai. Pour varier les plaisirs, deux régions sont proposées : le Mordor tel qu'on l'imagine, avec ses terres dévastées au teint ocre, et Nurn, une zone fertile censée approvisionner les armées de Sauron pour la guerre de l'anneau. On se prend parfois à admirer les panoramas, d'autant que la distance d'affichage est très bonne sur PS4. Les Uruks, tout comme Talion et son allié, sont visuellement fidèles à l'esprit des deux trilogies. C'est dans l'attitude et les dialogues des sbires du mal que réside la principale surprise : sauvages et viciés, ils possèdent néanmoins une étincelle d'humanité qui leur manquait dans les films. Écouter des Uruks parler entre eux des derniers exploits du rôdeur (surnom de Talion) est souvent amusant.


Avec une mise en bouche comme celle-ci, on pourrait être tenté de qualifier l'Ombre du Mordor de nanard daubesque. Pourtant, le gameplay réussit là où le scénario et l'ambiance échouent. Le jeu dispose de trois parties "conventionnelles" : exploration, infiltration, combat.

Les deux premières parties sont directement inspirées de la série Assassin's Creed. Talion peut escalader tout et n'importe quoi, peut-être encore plus que dans les "Assassin's Creed" qui ont pris l'habitude de s'imposer quelques limitations. Là, tous les murs peuvent servir d'appui au héros, à l'exception peut-être de certains rochers. Le Mordor étant principalement composé de plaines et de ruines, l'escalade revêt un côté plus secondaire que dans Assassin's Creed. Un point négatif qui a du bon : le manque de précision légendaire des Assassin's Creed, qu'on retrouve dans l'Ombre du Mordor, est moins énervant du fait que le jeu n'impose aucune session de grimpette tendue . L'infiltration est également inspirée de la série d'Ubisoft. On se cache dans les hautes herbes, on attire les Uruks les uns après les autres et on les tabasse à l'abri des regards. À noter que l'intelligence artificielle est vraiment faiblarde, voire profondément stupide : aveugles et sourds, les Uruks ont également la mémoire courte puisqu'il suffit de se planquer 10 secondes au sommet d'une tour pour les voir repartir en file indienne vers leur zone d'assignement. Il ne reste alors qu'à redescendre et à les assassiner successivement, sachant qu'ils ne se retourneront jamais pour vérifier si leurs camarades sont toujours derrière eux. Surréaliste et simpliste, mais finalement moins déplaisant qu'un système trop punitif.

Les affrontements directs sont inspirés de la série des Batman Arkham : il s'agit d'appuyer sur les bons boutons en fonction des situations qui se présentent pour défoncer la foule compacte qui s'entasse autour du héros. Un sorte de jeu de rythme déguisé.
Par défaut, on cogne avec la touche "carré". Un ennemi attaque ? On oublie "carré" pour parer avec "triangle". Un ennemi plus puissant s'élance ? On esquive avec "croix". Chaque adversaire a sa faiblesse, généralement facile à exploiter. Une fois quelques attaques enchaînées, il devient possible d'asséner des coups spéciaux dévastateurs (attaque de zone, exécution, possession, ...). La difficulté provient du nombre d'ennemis : avec 10-15 Uruks autour de Talion, il faut rester vigilant et prioriser correctement ses actions. En-dehors de ça, les timings généreux et les options de fuite nombreuses rendent le titre fondamentalement plus facile que son modèle. La mise en scène étant particulièrement réussie, on appréciera les rixes pour leur côté divertissant : donner le coup de grâce à un Uruk et entendre sa manette (PS4, en l'occurence) réverbérer le son de la lame qui s'abat sur l'armure métallique de son adversaire est assez grisant, quoique passablement barbare. En revanche et à l'instar des autres parties du gameplay, les combats manquent de précision. La différence ici, c'est que le jeu vous demandera assez souvent de placer un coup particulier sur un adversaire donné. Or, il est pratiquement impossible de sélectionner correctement sa cible au milieu d'une foule.


S'il fallait s'arrêter là, l'Ombre du Mordor serait un titre divertissant, mais fondamentalement idiot. Heureusement, le "Nemesis System" sauve le tout.

L'une des deux armées de Sauron (une par région)

Derrière ce petit nom se cache une gestion semi-aléatoire des officiers de l'armée de Sauron. Le jeu crée deux quinzaines de personnages, dotés d'un nom, d'un caractère, de forces, de faiblesses et d'une mémoire. Ces Uruks "de luxe" s'affairent chacun à grimper dans la hiérarchie en réalisant des missions soit pour gagner du prestige, soit pour écraser la tronche de leur(s) concurrent(s). Dans la première partie du jeu, le "Nemesis System" servira surtout pour cerner les faiblesses des généraux : un Uruk peut être difficile à abattre en combat (immunisé aux attaques furtives ou à distance ou aux exécutions, par exemple) mais perdre toute contenance lorsqu'un événement particulier se produit (charge d'un Caragor, trahison au sein de son groupe, ...). Exploiter les faiblesses de l'ennemi facilite certains affrontements (déjà bien faciles, il faut l'avouer) et augmente la valeur des récompenses que vous recevez en triomphant d'un général Uruk. À ce sujet, vos héros peuvent progresser de trois manières : soit en débloquant des compétences et leurs améliorations, soit en équipant leurs armes de runes lâchées par les généraux Uruks, soit en achetant des améliorations de santé via une sorte d'"argent".

Oyez, oyez : triste est l'histoire d'Ûkrom le Massacreur, qui eut pour malheur de croiser le rôdeur - ceci trois fois, en un quart d'heure. D'abord battu lors d'un duel avec son ennemi, Ûthug le Sans-merci, de ses blessures il se remit. Nul ne sait qui l'affubla dès lors du sobriquet "le balafré", mais son honneur, Ûkrom voulut le récupérer. Nonchalamment, Talion le renvoya d'où il venait : en titubant, qu'Ûkrom jura ne que nul ne l'y reprendrait. À peine remis sur pied, c'est à un feu de camp qu'il fut assigné. Le destin voulut néanmoins, que le rôdeur s'impose encore sur son chemin. D'un buisson il surgit, le fracas des armes retentit. Les larmes et la colère d'Ûkrom n'y purent rien, et bientôt, sa tête roula d'elle-même sur le chemin...

C'est dans la seconde partie du jeu que Talion et le spectre elfique apprennent à prendre possession de l'esprit des Uruks. Tous les ennemis - larbins, commandants ou chefs de guerre - peuvent être possédés (moyennant quelques tatannes dans la gueule, pour les plus puissants). Si vous parvenez à prendre le contrôle d'un commandant, il vous sera désormais possible de "soigner votre poulain". Vous pourrez lui ordonner d'attaquer un de ses concurrents, et vous assurer de sa victoire pour qu'il en ressorte plus fort. Vous pourrez ensuite lui conseiller de se présenter comme garde de corps auprès d'un puissant chef de guerre. Puis, le pousser à défier ce chef de guerre et prendre sa place. À moins que vous ne préfériez attaquer le chef de guerre directement, après vous être assuré que ses gardes du corps soient acquis à votre cause ? Une fois le système de "marquage" (la possession) entre vos mains, les possibilités de jeu se décuplent et pour peu que vous soyez un peu créatif (et sadique), vous prendrez plaisir à générer des guerres civiles au sein de l'armée de Sauron. On peut envisager des dizaines d'heures de jeu à mettre au point des machinations souvent jouissives.

Reste qu'à l'instar du système des "Fable" (Peter Molyneux), la génération semi-aléatoires des Uruks ne donne pas naissance à des PNJ aussi forts que s'ils avaient été prédéterminés. Il y a bien cette (courte) phase où le jeu tente de vous confronter à l'Uruk qui vous déteste le plus, mais on est très loin de l'intensité dramatique que devrait revêtir un affrontement final entre deux Nemesis. Reste que globalement, j'ai été positivement surpris par les possibilités offertes par le "Nemesis System".

La triste histoire d'Ukrom le Massacreur (cf. marge)

En définitive, "La Terre du Milieu : L'Ombre du Mordor" est un titre fun, solide d'un point de vue gameplay. Sa fonctionnalité-phare, novatrice, s'avère correctement exploitée pour un premier essai. Un succès savoureux assez inattendu, amoindri par un scénario minable sur lequel il faudra mentalement tirer un trait.