À la surprise générale, Modiphius a annoncé en début d'année la production d'un jeu de rôle papier basé sur Dishonored, une licence jusqu'ici surtout cantonnée à son medium d'origine : le jeu vidéo. On s'attendait à une sortie en milieu d'année, proche de l'été, mais voilà que la maison d'édition anglaise surprend à nouveau en sortant son bébé les premiers jours du printemps, peut-être afin d'offrir aux confinés que nous sommes un peu de lecture en attendant la fin de cette période morose. Pour l'occasion, les game designers de l'entreprise ont décidé d'offrir une version narrativiste de leur sacro-saint "2D20 System". Une promesse ambitieuse, sachant que ses mécaniques sont souvent considérées comme très simulationnistes et "crunchy".
Le jeu de rôle en tant que produit dérivé se solde parfois sur des réussites critiques. Qui eut cru que Star Wars D6 donne naissance à ce qu'on connaît aujourd'hui sous le nom de "Star Wars Legends" ? Que James Bond 007 révolutionne les mécaniques de narration dans le jeu de rôle ? Le travail de Modiphius sur la licence Conan n'est-elle pas une stupéfiante lettre d'amour, en plus d'une bible de références pour les fans des récits originaux de Howard ? Sans parler du boulot souvent admirable sur les différentes adaptations du Seigneur des Anneaux. Hélas, pour chacun de ces exemples, on peut en mentionner autant qui n'offrent d'autre particularité que le fan-service. On les oublie bien vite, malgré des idées parfois intéressantes, mais souvent sous-développées.
Du coup, la question du jour : de quel bois est fait ce bon Dishonored: the Roleplaying Game ?
Dishonored, la licence
Dishonored, c'est d'abord deux jeux vidéo développés par Arkane Studios, les spécialistes de l'"immersive sim". On y incarne un ou une protagoniste en disgrâce, qui tente d'éventer un complot dans une succession de niveaux ouverts, où la liberté d'action est reine : les objectifs peuvent s'atteindre de manière très diverse, vous permettant soit d'expérimenter des idées folles, ou de favoriser une approche de prédilection sur l'ensemble du titre. Outre la disgrâce, les thèmes de Dishonored tournent autour de la corruption dans nos sociétés, en particulier de celle qui émerge des conflits de classes, ainsi que de la tentation des pouvoirs occultes pour arriver à ses fins. Autre point récurrent dans l'ensemble de l’œuvre, la moralité joue un rôle important : cédez à vos désirs de vengeance et au meurtre, c'est l'ensemble de la société qui s'écroulera dans votre sillage. Défendez des valeurs humaines et positives malgré l'injustice qui s'est abattue sur vous, et vous déboucherez sur des solutions de consensus où chacun trouvera son bonheur.
Au-delà du gameplay, Dishonored est aussi synonyme d'une direction artistique à s'arracher les yeux. Chaque visage est une mine de détails, chaque plan mérite d'être contemplé quelques minutes. Gages de dépaysement, les deux villes principales, Dunwall et Karnaca, sont respectivement inspirées de l'Angleterre / Nord de la France et de l'Espagne / Sud de la France, à une l'époque industrielle. Conscients de ces thèmes, l'équipe de Modiphius a planché sur une adaptation "papier" respectueuse de Dishonored.
La Forme
Pandémie oblige, les livres physiques de Dishonored: the Roleplaying Game ne nous parviendront que... "plus tard". En l'état, je ne peux parler que du PDF, mais sa mise en page laisse penser que l'ouvrage physique dispose d'un format "de poche" bien plus pratique que les épaisses bibles dont nous gratifient trop souvent les maisons d'édition. Entendons-nous bien, j'adore les volumes copieux, mais force est de constater qu'ils imposent trop de contraintes à la lecture. Le jeu propose 313 pages (308 de texte) passablement aérées, qui correspondent plus vraisemblablement à ~150 pages d'un format traditionnel. Oui, le contenu n'est pas exceptionnellement copieux, mais sa présentation convainc très rapidement : pas d'excentricité malvenue dans la police d'écriture, des décorations élégantes qui reprennent les éléments graphiques des jeux, des illustrations trop rares, mais évocatrices. Il en aurait vraiment fallu d'autres pour illustrer chaque archétype et, plus systématiquement, chaque quartier des deux villes principales.
Acheté hier, le livre ne m'est tout simplement pas tombé des mains, m'offrant ma première lecture d'une traite depuis longtemps. En comparaison, les trois derniers suppléments de Legends of the Five Rings attendent toujours que je dépasse les dix pages de lecture consécutive...
Pour autant, le texte n'est pas exempt de défauts. S'il est facile à lire, il souffre également de nombreuses fautes de frappe, d'un manque de relecture qui tend à indiquer une publication trop précoce, ainsi que de certaines tournures de phrases douteuses, même pour un "non-native English speaker" comme moi. Allez : Modiphius aura sans doute l'occasion de corriger le tir avant l'impression des ouvrages physiques, au moins en ce qui concerne les fautes éparses.
Les mécaniques de jeu
À l'instar de tant d'autres maisons d'édition, Modiphius dispose d'un système de jeu "phare" décliné pour pratiquement toutes ses créations internes. Le fameux "2D20 System" se fonde sur deux concepts récurrents : sa mécanique de résolution d'action et son système de Momentum / Doom Points. La mécanique consiste à lancer deux D20 (d'où le nom très original du système) et à comparer chaque résultat à un niveau de compétence. Les dés dont le score est inférieur ou équivalent audit niveau génèrent un succès, qui peut être doublé si le score passe au-dessous d'une valeur de "focus" qui représente le niveau d'expertise du personnage. Tous les succès qui excèdent le nombre requis pour réussir une action offrent des points de "Momentum" qui peuvent être dépensées pour rajouter des dés à un jet ultérieur, ou pour déclencher d'autres effets positifs. À l'inverse, la meneuse dispose d'un nombre de points "négatifs" qu'elle peut utiliser pour mettre des obstacles sur le chemin des PJ. Au-delà de ça, tous les jeux Modiphius disposent d'une pléthore de sous-systèmes complexes, souvent simulationnistes. Ceux-ci leur valent une certaine profondeur, mais aussi la réputation d'être lourds. Nombre de rôlistes ont passé leur chemin face à cette complexité.
Dans Dishonored, l'équipe a décidé de migrer à l'autre bout du spectre, celui du narrativisme, dans une version rebaptisée "Momentum System" dépeinte sur une grosse soixantaine de pages. Les mots d'ordre : fluidité, légèreté, accent sur l'interprétation du personnage. Ainsi, un personnage se compose de six compétences très larges, accompagnées de six attitudes qui décrivent l'approche qu'un personnage peut avoir pour régler une situation (prudente, audacieuse, etc.). Un PJ dispose également d'un certain nombre de "vérités" - des faits à son sujet, qui peuvent jouer en sa faveur ou en sa défaveur - que le joueur décrit librement en quelques mots. Finalement, des "expertises" ("focus" en anglais) complètent le portrait, sous la forme de compétences classiques (armes à feu, négociation, etc.) qui déterminent le seuil sous lequel un succès compte double. La mécanique de base de Dishonored est donc narrativiste pour deux raisons : l'utilisation d'une attitude doit être justifiée par l'interprétation du joueur, et l'emploi des vérités pour réduire ou augmenter la difficulté (nombre de succès requis pour un jet) se discute librement avec la meneuse. Voilà pour la base. À côté de cela, le Momentum et le Chaos (version Dishonored du Doom Pool de Modiphius) permettent d'imposer des "vérités" sur des objets ou sur des personnages (une poutre apparente qui permet une escalade plus facile, une blessure qui ralentit un personnage plutôt que de le blesser simplement). Quant à l'inévitable magie, celle-ci prend trois formes :
- Les charmes d'os, des petites babioles qui octroient des bonus spécifiques (relance de dés, création de vérités, etc.) ;
- Les pouvoirs du Vide, octroyés par le mystérieux Outsider. On compte une vingtaine de pouvoirs, actifs et passifs ;
- Les artefacts, des objets de toutes les formes qui contiennent généralement un seul pouvoir de l'Outsider.
Pour conclure, je relève une autre originalité du système quant à sa gestion de la discrétion. Les jeux vidéo faisant la part belle à l'infiltration, l'équipe de Modiphius propose d'employer des "jauges" de vigilance qui se remplissent petit à petit, au fur et à mesure des échecs des PJ, jusqu'au moment où retentit l'alarme générale. De quoi donner un peu plus de corps à ces scènes tendues, plutôt que de les régler d'un seul jet de dés. En revanche, j'aurais aimé que le système soit décrit plus en détails, car il laisse une énorme marge d'interprétation à la meneuse.
À la lecture, le système de Dishonored m'enthousiasme : je vois bien de quelle manière il pourra susciter une interprétation riche des personnages, mais il conserve un minimum de "crunch" qui devrait tenir en haleine les joueurs qui veulent s'investir dans l'évolution technique de leur personnage. Pour avoir lu pas mal de systèmes narrativistes, cela dit, je trouve que celui de Dishonored manque d'un poil d'identité, et ce détail pourrait lui jouer des tours sur le plan commercial : pour bon nombre de rôlistes narrativistes, à quoi bon apprendre un nouveau système quand on en maîtrise un à la perfection ? J'entrevois également quelques aspects qui pourraient faire passer le système de "bon" à "bon... sur le papier", comme une mortalité très élevée, des omissions involontaires qui témoignent là aussi d'une sortie précipitée (les fans de crunch mentionnent l'absence de règles de récupération de stress, par exemple), ou des risques de déséquilibre, notamment avec les pouvoirs de l'Outsider. Comme souvent, il faudra attendre un test sur table pour confirmer ou non ces craintes !
Bouclons mes doléances sur le système avec la création de personnage. Trop expéditive, elle se cantonne à la sélection de deux vérités, d'un archétype parmi les 13 proposés, et de quelques options passablement restreintes dans le cadre de cet archétype. Cette approche basée sur des sélections fonctionnent bien avec les jeux traditionnels du "2D20 System", car un personnage y est composé d'une succession de "couches" dont les nombreuses combinaisons garantissent des résultats variés (enfance, adolescence, âge adulte, profession, expérience de guerre, etc.). Avec le "Momentum System", les choses sont malheureusement différentes, et seules les "vérités" permettront de différencier considérablement un personnage de ses pairs.
Le Setting
Dishonored propose de jouer dans un cadre temporel assez large, qui va des prémices du premier jeu à la fin du second, soit une vingtaine d'années chargées en événements. Le livre propose d'ailleurs une série d'accroches scénaristiques pour chaque objet qu'il décrit, qu'on parle d'un personnage, d'une faction ou d'un lieu. La présentation du setting s'annonçait donc plutôt prometteuse, mais ne tournons pas autour du pot : elle laisse cruellement à désirer. La timeline n'offre aucune véritable information sur la fondation de l'Empire des Îles, ni sur les siècles l'ayant précédée. Vos personnages n'auront donc aucun moyen d'en savoir plus sur l'histoire de l'Empire dans lequel ils vivent, à moins bien sûr que la meneuse ne prenne des libertés, quitte à contredire d'éventuelles futures publications sur le sujet. Plus embêtant encore, la description des factions se limite à une grosse page chacune, dont la moitié est consacrée aux rangs hiérarchiques en leur sein. Par exemple, difficile de comprendre le dogme de l'Abbaye du Quidam avec si peu d'informations : vous êtes des brutes intégristes, voilà tout. Intégristes de quoi, sinon de la "pureté anti-surnaturelle" ? Eh... référez-vous au jeu pour ça ! Bien que mentionnés à plusieurs reprises, les Sept Canons ne sont même pas énumérés une seule fois dans l'ensemble de l'ouvrage !
Les descriptions de Dunwall et de Karnaca sauvent un peu les meubles, chaque quartier étant décrit avec à peu près autant de contenu que les factions. L'historique de ces quartiers permet de compenser partiellement la disette sur les factions, en illustrant concrètement comment celles-ci ont interagi pendant les crises que les deux cités ont traversées. En revanche, n'espérez pas d'autres plans que les cartes générales des deux villes : il vous faudra inventer échoppes, auberges et tant d'autres localités qui permettront aux PJ d'évoluer dans un monde vivant. Finalement, la présentation des deux provinces qu'aucun jeu n'a encore défrichées, Morley et Tyvia, ainsi que celle de la vie en mer, apportent quelques pistes intéressantes pour de petites intrigues ou des annexes exotiques à une campagne dans les deux villes principales. Sans surprise, elles s'avèrent malheureusement là aussi trop légères en guise de cadre dédié, sans consentir des efforts considérables pour les enrichir.
Un scénario de 30 pages conclut l'ouvrage. Deux mots me viennent à l'esprit : originalité et linéarité. L'ensemble démarre sur des bases très éloignées du scénario "passe-partout" qu'on trouve généralement dans les livres de base, mais le déroulement présenté dans ses paragraphes ne laisse que peu de places à l'improvisation et aux idées des joueurs : non seulement les auteurs encouragent vraiment la meneuse à guider les PJ dans la direction voulue, mais ils n'offrent pas d'aide de jeu à même de développer des alternatives sur le pouce (pas de carte ou de description des lieux, par exemple). Là encore, il va falloir bosser pour compenser ces faiblesses, même s'il me semble plus courant (et acceptable) de retravailler un scénario qu'un setting au complet.
Dishonored pêche méchamment sur l'ensemble de son contexte de jeu. Pourtant, le contenu semble être là, et je ne sais trop comment expliquer pourquoi il me semble aussi peu utilisable en l'état. Peut-être aurait-il été préférable de se concentrer sur Dunwall seule, ainsi que sur ses factions, plutôt que de survoler tout le contenu produit pour la franchise dans un livre de base trop peu consistant. Sur une note positive, les auteurs ont heureusement pris à bras-le-corps les thèmes chers à Dishonored, et nombre d'accroches de scénario mettent en valeur la lutte des classes et la corruption morale de laquelle les protagonistes doivent se méfier. À défaut d'être suffisantes, les informations fournies dans le livre de base ne dénaturent pas le propos des jeux, à l'exception notable du scénario qui favorise deux fois le meurtre (les jeux insistent toujours sur l'existence d'options pacifiques, même si elles sont parfois difficiles à atteindre). Pour un produit dérivé, c'est déjà une bonne chose.
Malgré ma sympathie pour le projet, je crains que Dishonored: the Roleplaying Game aie du mal à dépasser le cadre des fans du jeu vidéo cherchant à s'immerger dans l'univers de la licence. Ses mécaniques ludiques m'apparaissent comme tout à fait solides et intéressantes, mais les fans de narrativisme ne seront sans doute pas dépaysés. La collectionnite pourrait cependant les pousser à franchir le pas. En revanche, les amateurs de jeux "crunchy" n'y comprendront rien, comme l'illustrent nombre de commentaires sur les forums (de Modiphius, ou de RPG.net). Quant à son univers, il est exposé de façon trop succincte et incomplète pour qu'on puisse pleinement s'y plonger, malgré les thèmes prometteurs. Si Modiphius ne développe pas considérablement la gamme, avec des suppléments de contexte de qualité, Dishonored risque bien de n'être qu'une publication sympathique, mais vite submergée dans le riche paysage rôliste. Dommage, car le jeu reste bon au demeurant, et ne mérite clairement pas le déshonneur de l'oubli.
EDIT 15 juillet 2020 : après réception de la version définitive du jeu, j'ai découvert avec joie que les auteurs ont ajouté une couche à la création de personnage. "Outlook" permet de choisir un trait de caractère majeur du personnage, duquel découle des modifications de caractéristiques et de nouveaux talents liés à votre choix. Cette nouvelle option offre un peu de nuances à la création de personnage trop rigide des premières versions du jeu. D'autres modifications ont été apportées sur des détails de règles ou sur le style linguistique, une preuve de bonne volonté très appréciable de Modiphius !
Les illustrations présentes dans cet article sont la propriété de leurs ayant-droits respectifs, à savoir Bethesda Softworks (maison-mère de Arkane Studios) et Modiphius Entertainment.