Le temps est passé vite. Entre la découverte de Kémi : Aventures en Égypte ancienne et nos séances, c'est 4 ans et demi qui se sont écoulés. L'adage s'est cependant vérifié : tout vient à point à qui sait attendre. En septembre et octobre 2023, nous avons bouclé les deux scénarios officiels fournis pour Kémi, Que Vive son Kâ et Amat. Particularité de nos séances, j'ai troqué le système officiel du jeu pour Fate, le célèbre système générique narrativiste, tant par peur que la proposition de Kémi soit trop simple pour des joueurs vétérans, que par envie de tester enfin ce bijou tant vanté. Résultat des courses ci-dessous.
Kémi - des enquêtes calmes et bien structurées
Ce post-mortem vous propose un synopsis concis de nos séances, ainsi que quelques commentaires personnels. Pour plus de détails, vous pouvez trouver ci-dessous le résumé de nos aventures sur PremDAT.
Que Vive son Kâ
Comme de juste, nous avons d'abord joué Que Vive son Kâ, puisqu'il s'agit du scénario présentée dans le livre de règles. Notre table était composée d'un orphelin originaire de Ouaset, d'un gros bras devenu scribe un peu malgré lui et d'un architecte véreux inspiré d'Amonbofis. Cette équipe hétéroclite avait été assemblée par Nesamon pour enquêter sur le sabotage du sarcophage de Néhitor, à la demande d'Ikéni. Deux séances de 3h furent nécessaires pour boucler cette affaire.
Le groupe a suivi la piste de l'atelier jusqu'à retrouver Néhitor auprès de Kherset. Ils ont cependant délégué la recherche des ingrédients à des PNJ marchands afin de se concentrer sur l'enquête. L'épouse de Néhitor les a aiguillé vers Houni, que le groupe est parvenu à sauver. En effet, les personnages créés grâce à Fate étant un poil plus héroïques que ceux du système de Kémi, il fut relativement aisé pour le groupe d'intervenir durant la tentative d'assassinat de Houni et de blesser Mérymès, même légèrement. En revanche, mes joueurs craignaient que l'agresseur-assassin ne revienne régler le compte de Menkhaâré - ils ont perdu plus d'une journée à monter la garde à Set Maât her imenty Ouaset (Deir el-Medina), période durant laquelle j'aurais sans doute dû faire agir Mérymès. Lorsqu'enfin, les joueurs se sont intéressés à Néferka, ils ont été éconduits promptement. Il leur a fallu une seconde tentative le lendemain pour découvrir le pot aux roses et faire arrêter Mérymès.
Que Vive son Kâ est une aventure bien ficelée, qui laisse une belle marge de manœuvre aux personnages. L'essentiel des situations peut se gérer sans violence, à l'exception peut-être de la poursuite finale (les gardes de Ouaset peuvent cependant se charger d'interpeller le fuyard, si les PJ ont bien gérer les choses). Le scénario illustre également une série de particularités de la société égyptienne du Nouvel Empire : croyance en l'infaillibilité de Pharaon et de sa hiérarchie, croyances sur l'au-delà, organisation sociale des artisans, etc. À ce titre, le contrat didactique de Kémi est rempli.
Mes joueurs ont parfois agi de manière surprenante, comme avec Menkhaâré, et vous devrez probablement vous aussi improviser certaines réactions des PNJ, en particulier celles du forcené. La visite de la demeure de Néferka constitue probablement le point le plus délicat du scénario, puisque le moindre faux pas précipite la fin de l'enquête de manière potentiellement dramatique. D'une part, toute infiltration "furtive" implique des risques démesurés pour le groupe : si jamais ils se font prendre, les PJ deviennent de facto des criminels dont Nesamon doit se désolidariser. D'autre part, toute entrée "légitime" dans la résidence mène le groupe à Mérymès, qui est censé réagir au quart de tour dès qu'il sent que quelqu'un remonte sa piste. Lors de leur première visite, mes joueurs voulaient seulement récupérer quelques informations pour leur enquête, aussi ai-je préféré retarder la décision abrupte de Mérymès, tout en les prévenant explicitement qu'ils avaient déclenché un événement menant à la fin du scénario. Ils ont ainsi pu réagir en conséquence, boucler leur enquête et suivre le meurtrier dans sa tentative de quitter Ouaset. Dans tous les cas, si vous avez le sentiment que les événements s'emballent, n'hésitez pas à faire de même. Mérymès a peut-être besoin de temps pour gérer son expédition vers la Vallée des Rois sans attirer l'attention…
Amat
Amat a suivi Que Vive son Kâ, avec la même équipe de PJ toujours clients de Nesamon. À sa demande, le trio a enquêté sur le suicide de Sabni, un lointain cousin de sa famille. Le scénario ayant été pensé pour de l'initiation / one-shot, il a effectivement tenu sur une seule séance bien remplie de presque 4h.
Pour gagner du temps, les joueurs ont choisi de remonter les premières pistes offertes par Nesamon en se séparant (le Temple d'Amon, l'inspection de la dépouille et la résidence de Sabni). Cette idée s'est légèrement retournée contre eux lorsque l'autopsie de "Sabni" s'est soldée par un demi-succès : deux, voire trois regards n'auraient pas été de trop pour trouver tous les indices. La piste de "Didia" a donc mis du temps à prendre tout son sens. Ils ont cependant vite compris que la dépouille avait été déplacée, pour d'obscures raisons. À la résidence de Sabni, le groupe a géré assez diplomatiquement les tensions avec Tadukhepa, puis ont découvert les expériences immondes que recèle la chambre de Kanefer. De là, les joueurs ont formulé la bonne hypothèse (Sabni est en vie, quelqu'un d'autre a été tué à sa place), découvert que la tombe de Kanefer a été profanée, enquêté sur Didia, convaincu Tadukhepa de dévoiler les agissements de Sabni, puis atteint le bassin d'Osiris. Là, les gardes préalablement engagés par l'équipe se sont chargés de l'action en maîtrisant Sabni, puis en secourant les pauvres hères captifs du torrent de boue. Lorsque Seger est apparue avec son équipe, le groupe n'a pas demandé son reste pour détaler.
La lecture de Amat m'a laissé perplexe, d'abord parce que l'aspect didactique me semblait moins présent qu'avec Que Vive son Kâ ("l’œil d'Osiris", c'est pas très sérieux), mais aussi à cause de sa fin en queue de poisson. Il me semblait malvenu d'introduire soudainement Seger, un personnage rompant avec le côté réaliste du jeu, dont l'accoutrement et les manières appartiennent plus à la fantasy (même teintée d'Égypte "authentique") qu'à l'Histoire. En fin de compte, cette pirouette scénaristique n'a pas beaucoup d'impact sur le scénario en soi : les joueurs étaient surtout heureux de survivre au torrent de boue, et semblaient assez intrigués par l'apparition de Seger. En fait, ils auraient bien embrayé avec une suite, mais le futur de la gamme semble un peu incertain pour le moment (cf. conclusion ci-dessous). Quant à la structure du scénario, on reste au même niveau de qualité de Que Vive son Kâ : les très nombreuses pistes permettent d'aborder l'intrigue sous des angles variés. L'atmosphère sinistre de la résidence de Sabni, et en particulier de la chambre de Kanefer, donne une teinte mystérieuse et crépusculaire au récit. Plus encore que sur le scénario précédent, on reste ici dans le doute sur la nature de l'enquête - s'agit-il de "surnaturel" qui défie notre logique moderne, ou existe-t-il une explication "rationnelle" à tous ces événements ? Malgré quelques préjugés négatifs à la lecture, Amat s'est révélé une belle surprise, que je recommande donc chaudement.
Fate - un avis sur 3 séances
Fate me faisait de l’œil depuis un moment, car ce système générique était considéré comme une référence du narrativisme dans les années 2010, sans être aussi "clivant" que son voisin Powered by the Apocalypse. Pour définir rapidement le narrativisme, partez du principe que les systèmes qui s'en revendiquent encouragent l'interprétation et l'arbitrage, plutôt que l'application de règles bien délimitées. Concrètement, un des points les plus récurrents de ces systèmes consiste à s'appuyer sur de courtes descriptions, plutôt que sur des caractéristiques figées. Ainsi, à la place d'un score de Force ou de Sagesse, un personnage pourrait "avoir une force surprenante pour une si petite taille" ou "bénéficier d'une mémoire encyclopédique". Lorsqu'il s'agit d'employer ces descriptifs dans une action, les joueurs bénéficient de plus de marge de manœuvre, au prix d'une perte potentielle de rigueur dans l'application des règles que la meneuse doit sans cesse équilibrer (d'où la partie "arbitrage" prononcée).
Avec Fate, le narrativisme s'incarne d'abord par les aspects, des descriptifs de nature variée qui portent tant sur les personnages (PJ et PNJ) que sur les lieux, les situations ou les objets. Pour invoquer un aspect à même de l'aider lors d'une action, un joueur peut s'entendre à ce sujet avec la meneuse, puis dépenser un "point de Fate" de son personnage. L'invocation permet de relancer les dés, ou d'ajouter un bonus au résultat. La récupération des points de Fate nécessite principalement de subir des contrecoups, comme l'utilisation d'un aspect à l'encontre d'un personnage. Le système récompense ainsi l'interprétation des failles des personnages. Autre particularité de Fate : les jets de dés ont une espérance nulle. Pour réussir une action, un personnage doit dépasser un seuil de difficulté en utilisant une compétence qui sert de score de base, que les dés peuvent autant diminuer qu'augmenter. Dans Fate, la clé du succès consiste donc à créer des aspects (et à en profiter directement, sous forme "d'avantages"), afin de les invoquer et d'améliorer ses chances de succès. Pour moi, il s'agit d'une incitation futée à la créativité, qui pousse les joueurs à narrer la manière dont les aspects peuvent les soutenir.
Tous ces points de démarcation ont globalement porté leurs fruits. À ma surprise, cependant, ma table a eu un peu de mal à s'habituer au concept d'avantages et d'atouts durant la première et la troisième séance. J'imagine que le temps passé entre les deux scénarios fut suffisant pour que mes joueurs perdent le réflexe de créer des avantages, ce qui explique sans doute pourquoi le tourbillon de boue du bassin d'Osiris fut si dangereux (heureusement que les gardes étaient là). Avec plus de séances sous le coude, les joueurs auraient probablement plus profité du système pour s'en sortir. À ce sujet, le jeu "à long terme" est envisageable grâce à une évolution plutôt lente des personnages, mais ne vous attendez pas à une progression riche comme dans un jeu plus touffu. Le système ne me semble pas pensé pour qu'un PJ progresse de "gros noob" à "super-héros invincible" en une vingtaine de séances.
Finalement, la conversion du système d'origine de Kémi à celui de Fate fut relativement facile, car les seuils de réussite ne sont pas trop éloignés. Il faut simplement garder à l'esprit que la flexibilité narrativiste de Fate, couplée aux quelques "pouvoirs" spécifiques des personnages, augmentent considérablement leurs chances de réussite. Si vous souhaitez vous lancer vous aussi dans une version Fate de Kémi, vous pouvez trouver une feuille de personnage spécialement conçue à cet effet ci-dessous. Il s'agit fondamentalement d'une simple feuille de personnage Fate dont l'esthétique est basée sur le visuel du jeu.
Si Fate semble perdre un peu de vitesse aujourd'hui, il reste parfaitement jouable, agréable et globalement équilibré. On peut peut-être trouver désormais d'autres propositions narrativistes plus adaptées à certains types d'univers, ou des variantes plus ou moins crunchy à même de plaire à d'autres publics, mais si vous êtes intéressés par les systèmes du genre, jetez-y quand même un œil. Quant à Kémi, qu'advient-il aujourd'hui de ce petit bijou de jeu de rôle historique ? Difficile à dire. Fin 2022, les Éditions Sethmes ont laissé entendre, sur leur Discord, qu'une suite un peu plus uchronique et fantastique allait voir le jour : Noun, du nom du chaos primordial dans la mythologie égyptienne. Et pourtant, ce projet semble aujourd'hui remis en question. L'auteur de Kémi, Cédric "Lazarbaruk" Chaillol, a récemment quitté les Éditions Sethmes en emportant ses jeux avec lui. Je croise les doigts pour que cette décision soit le signe d'un avenir pour la gamme, même s'il me semblait plus rassurant d'avoir le soutien d'un éditeur que de partir sur de l'auto-édition.