J'ai découvert Coriolis : le Troisième Horizon l'année passée, en cherchant un jeu de SciFi plus abordable qu'Eclipse Phase. À l'époque, son setting m'avait plutôt inspiré, mais j'avais quelques doutes sur le système de jeu - des doutes alimentés entre autres par les retours pas toujours positifs sur l'utilisation des points d'obscurité, ces "jetons" permettant de déclencher des crasses chez les PJ. Dans la pratique, Coriolis m'a essentiellement surpris en mal sur deux points : les publications et le setting. Pour le reste, c'est du tout bon. Même mes craintes vis-à-vis du système se sont révélées assez infondées au cours de nos premières séances.

‌Des publications imprévisibles

Concernant les publications, je vous épargnerai une diatribe sur les déboires de la VF, tombée entre les mains de A.K.A. Games. Vous pourrez vous forger votre propre avis en lisant les commentaires du projet sur Gameontabletop (très similaires à ceux du projet Fragged Empire, également traduit par A.K.A. Games). Fria Ligan, la maison d'édition suédoise à l'origine du jeu, a aussi ses problèmes : l'entreprise m'avait fait l'effet d'une boite ultra sérieuse, avec un plan de publication en béton et des idées claires sur l'évolution de ses gammes et de leurs settings. En fait, c'est un peu moins brillant que ça. Si elle respecte effectivement ses pledgers en tenant ses délais dans les financements participatifs, Fria Ligan a en revanche tendance à attendre des années avant de concrétiser ses annonces. Cette nouvelle mouture de Coriolis était en travail depuis 2011-2012, mais il a fallu attendre quatre ans avant que l'entreprise ne propose son financement participatif mi-2016 en vue d'une publication fin 2016. La campagne Mercy of the Icons a été annoncée en 2018, avec une publication tardive la même année... pour le premier des trois tomes qui constituent l'ensemble de l'aventure. Fin 2019, on sait que la seconde partie est en cours d'écriture, mais en l'absence d'un calendrier de publication, difficile de se satisfaire d'une telle information. Certes, ne courtiser les pledgers qu'une fois le projet proche d'être concrétisé demeure très noble, mais ces longues pauses entre chaque financement participatif ne présagent rien de bon pour Coriolis, dont la gamme semble étouffer sous la pression des trop nombreux projets de Fria Ligan. Un membre du forum officiel a émis l'hypothèse qu'une telle profusion puisse être préjudiciable au jeu. En réponse, on lui indiqua que les auteurs de Coriolis ne sont pas les mêmes que pour les autres projets. Espérons que ça soit vrai ! EDIT 20.01.2020 : du neuf à ce sujet, voir le post-scriptum de cet article.

Illustrations de Coriolis
Coriolis met l'eau à la bouche avec les promesses de son setting, mais celui-ci manque de consistance quand on l'utilise en cours de partie. Avis aux meneuses qui aiment "combler les trous" par elles-même.

Un setting flou

Un flou artistique similaire plombe le setting du jeu, problème qui m'est apparu en tentant de me l'approprier : on parle d'imprécisions, voire d'une timeline parfois incohérente ou difficile à saisir, à l'instar de certaines factions qui interviennent à des périodes où elles n'étaient pas censées exister. Des discussions et des demandes d'éclaircissement (pour MJ uniquement) pointent parfois le bout de leur nez sur les forums officiels, mais leurs réponses ressemblent parfois plus à des rustines improvisées qu'à une véritable consolidation d'un background qui semble évoluer en roue libre. Une partie des critiques de Coriolis avait déjà relevé ce sentiment de "gros n'importe quoi". Pour ma part, j'attendais la campagne Mercy of the Icons dans l'espoir d'y découvrir l'optique des auteurs vis-à-vis de leur création. Souvent, c'est à travers les scénarios que ceux-ci assoient leur vision d'un univers.

Malheureusement, nous ne disposons donc que du premier des trois tomes de la campagne. Et s'il propose une belle enquête feutrée, terre-à-terre et faiblement héroïque, il s'ouvre également sur des révélations qui pourraient changer drastiquement l'ambiance des deux suivants. Le fil rouge reste ainsi nimbé de mystères. Touche-t-on à l'horreur cosmique lovecraftienne, à une guerre entre deux camps manichéens, à la pragmatique lutte des PJ pour survivre dans un Horizon où l'humanité n'est qu'un grain de sable ? La campagne implique-t-elle l'ensemble des éléments présentés dans les ouvrages ("jeu à campagne", comme Qin ou Yggdrasil), ou seulement certains éléments (comme L'Appel de Cthulhu) ? Ces aspects auraient mérité un éclaircissement dès le premier ouvrage, afin de permettre aux futures meneuses de décider si le style de la campagne leur convient.

Quelque part, le jeu revendique cette position : avec ses systèmes de génération de planètes et de création de missions sur le pouce, Coriolis est une sorte d'ancêtre de Forbidden Lands, où l'improvisation est fortement encouragée, au détriment parfois de la maîtrise et de la cohérence. Un mal pour un bien ? Peut-être, mais apprêtez-vous à beaucoup de préparation en amont pour fournir à votre tablée un univers riche et cohérent, car l'improvisation ne suffit jamais à ce dessein. En ce qui me concerne, notre dernière séance où les PJ ont voyagé de Aiwaz à Zib en passant par le Quadrant a mis à mal mes capacités d'improvisation, transformant le voyage en routine mêlant jets de dé et tirage de cartes sans grand enjeu. J'espère que ma table a malgré tout apprécié...


‌Un système agréable

À rebours de mes impressions initiales, le système de jeu tourne finalement bien. Comme prévu, les jets s'effectuent en un rien de temps : il suffit de repérer un 6 au milieu d'une poignée de dés pour réussir une action. Je craignais des chances de réussite trop faibles, mais un personnage compétent aidé par des outils disposera bien souvent de 8-9 dés, pour environ 80% de chance de succès, avec en sus une relance complète si d'aventure le jet échouait. On est donc bien loin de Warhammer et Cie, où un personnage débutant atteindra péniblement les 50% de chance de succès dans son domaine de prédilection. Seule différence de taille, le "Zero System" de Coriolis implique de n'offrir qu'un seul jet par action, au risque de limiter l'intérêt de la relance. Si vos joueurs savent que vous leur autoriserez un nouvel essai "gratuitement" au bout de quelques minutes de jeu, ils seront moins enclins à vous céder un point d'obscurité contre une relance. Un jet représente donc l'ensemble des tentatives du personnage pour arriver à ses fins, à l'inverse, par exemple, du système plus simulationniste de Rêve de Dragon où chaque jet a moins de chance d'aboutir, mais dont l'échec exclut rarement une nouvelle tentative immédiate. Mieux encore, on compte entre 2 et 4 réussites critiques par séance du côté des joueuses. Le système rend les critiques accessibles aux personnages talentueux et soutenus par de nombreux avantages. Un coup de main des collègues, les bons outils, un peu de préparation et un score de compétence élevé garantissent plus d'une dizaine de dés sur un jet, faisant d'un triple 6 une probabilité envisageable (surtout avec les possibilités de relance). À l'inverse, le système saque considérablement les personnages inexpérimentés : un personnage avec trois dés n'aura qu'une chance sur 216 d'obtenir une critique.

Chaque implémentation du "Zero System" conserve cette base très simple, mais module ensuite les détails des sous-systèmes en fonction du contexte de jeu (combat plus ou moins létal, pilotage de vaisseau pour Coriolis, construction de base pour Forbidden Lands, ...). Dans Coriolis, la conséquence d'une relance est d'offrir un point d'obscurité à la meneuse, ces fameux jetons qui peuvent compliquer la vie des PJ. Vous connaissez peut-être ce mécanisme sous le nom plus commun de "Doom Pool" : en sacrifiant quelques points, la meneuse peut ajouter des renforts aux ennemis, activer des pouvoirs dangereux, voire bouleverser le déroulement narratif d'une séquence. Comme beaucoup, je ne suis généralement pas fan d'un tel système, qui ajoute irrémédiablement de l'arbitraire aux séquences de jeu. Quelle est la logique de faire apparaître une troupe en renfort parce que vos PJ ont trop raté de jets d'escalade ? À activer un pouvoir surnaturel parce que le négociateur du groupe a dû adresser une prière aux Icônes pour convaincre le responsable du spatioport ? Les joueurs se retrouvent bien souvent tétanisés à l'idée d'offrir des points à la meneuse, au risque de se ramasser un retour de flamme imprévisible à moyen terme.

Finalement, Coriolis transforme cette mauvaise idée en quelque chose d'à peu près intéressant. Certes, l'arbitraire reste problématique, mais la présentation des scénarios officiels encadre assez bien l'utilisation des points d'obscurité. Chaque scène est décrite d'abord par un lieu, puis par les PNJ qui l'habitent et finalement par les événements qui peuvent s'y dérouler. Les événements qui créent des obstacles pour les PJ coûtent des points d'obscurité. En tant que meneuse, vous composez un "menu d'obstacles" au début de chaque scène, en sélectionnant les événements qui vous semblent cohérents avec les actions des PJ. Par défaut, une scène est donc relativement neutre, mais elle peut s'envenimer en fonction des obstacles que vous choisissez : les gardes d'un camp peuvent être aux aguets parce que vos PJ ont manqué de discrétion en se rapprochant du lieu, un marchand peut être moins enclin au négoce si le comportement des PJ sur la station s'est avéré déplorable, etc. Les points d'obscurité deviennent donc un moyen de "payer" des difficultés, plutôt que d'en choisir librement un nombre arbitraire en fonction de votre inspiration et de votre humeur.

Passons rapidement sur les sous-systèmes du jeu : nous n'avons eu qu'un seul combat à gérer, mais malgré mon manque de préparation, j'ai trouvé l'affrontement raisonnablement rapide, tactique et descriptif. Les points de vie tombent et remontent facilement ; les personnages sont incités à profiter du décor pour se protéger ; les pertes de conscience arrivent rapidement, au contraire des décès qui ne se produisent que sur une vilaine critique ; l'ensemble se veut donc très dynamique. Du tout bon, ainsi qu'un vrai plaisir après le système "qui fait l'job" de L'Appel de Cthulhu V7 et les déséquilibres criants de nos essais sur Capharnaüm. Le système de pilotage me convainc un peu moins, notamment dans le fait que les voyages entre les systèmes requièrent surtout des efforts de la part du pilote et de l'opérateur des capteurs, laissant les autres se tourner les pouces. Les événements aléatoires demandent aussi une bonne présence d'esprit de la part de la meneuse pour ne pas se limiter à de simples jets de dés. Finalement, la gestion extrêmement simple de la progression des personnages m'apparaît comme un milieu défendable entre la légèreté et le plaisir de voir son PJ progresser (surtout à travers les dons).

Du matériel de jeu beau et efficace

Au-delà du fond, Coriolis appartient à cette catégorie de jeux de rôle dont la forme constitue un argument de vente à part entière. J'avais déjà parlé de l'esthétique marquante du jeu, qui permet au Troisième Horizon de se démarquer de la concurrence. Ajoutons également dans la balance cette abondance d'aides de jeu de très bonne qualité, qui facilite grandement la planification des parties. Du jeu de cartes "à tout faire" à la génération aléatoire de missions mentionnée plus haut, en passant par les plans ultra-détaillées, Coriolis ne lésine pas sur les moyens d'accompagner vos séances avec du contenu "extra" pertinent et agréable à l'emploi.

Jeu de cartes de Coriolis
Le jeu de cartes de Coriolis. Il est composé d'une série de cartes représentant les résultats des jets de deux D6 (accompagnés d'une Icône et d'un mot-clé en lien avec celle-ci), de cartes de PNJ prêts à l'emploi et d'un résumé des postes à bord d'un vaisseau.

Finalement, je n'ai qu'un seul regret avec le matériel de Coriolis. Un certain nombre d'aides de jeu ont été proposées pendant les financements participatifs, mais semblent avoir complètement disparu des étalages virtuels. Par exemple, la bande son officielle ne peut être écoutée que sur YouTube et le trombinoscope des PNJ importants de Emissary Lost s'avère introuvable, tout comme la carte PDF du Troisième Horizon. Proposer ces aides de jeu en téléchargement ne coûterait probablement rien, l'opération pourrait même être rentable si Fria Ligan les vend à bas prix. Et puis, toutes les meneuses de Coriolis seraient probablement ravies de pouvoir s'appuyer sur encore plus de matériel bien classe pour animer leurs séances !

À l'heure de boucler mon avis sur Coriolis, j'aurais tendance à vous conseiller l'aventure, nonobstant mes réserves sur l'avenir de la gamme - tant en VF qu'en VA ou en VO - et sur la maturité du setting. Donnons-nous rendez-vous dans une grosse année pour un Post-Mortem de notre campagne, occasion à laquelle je réviserai peut-être mon jugement sur cette entrée intéressante dans la catégorie des jeux de rôle SciFi.


Post-Scriptum 20.01.2020

Le 9 janvier 2020, Fria Ligan a annoncé avoir racheté les droits de Coriolis auprès de Paradox. Dans cet excellent podcast de Effekt, Mattias Johnsson Haake, le nouveau Game Director de Coriolis, donne des explications intéressantes sur la licence. D'abord, l'historique en version rapide : Coriolis est d'abord sorti aux éditions Järnringen. Lorsque la société décida de ne plus éditer de jeux, les fondateurs cédèrent la licence Coriolis à Paradox Entertainment, puisque certaines têtes pensantes étaient à cheval sur les deux entreprises. À cette époque, Paradox se cherchait effectivement une propriété intellectuelle SciFi, mais pour des raisons inconnues de M. Haake, Coriolis n'a jamais été mise à profit (peut-être à cause des thématiques arabisantes). Paradox Entertainment offrit alors les droits d'exploitation de la licence à Fria Ligan, une nouvelle société de jeu de rôle composée de fans de Coriolis (le nom est d'ailleurs une référence à la faction "Ligue Franche" du jeu), qui réédita le jeu sous sa forme actuelle. En parallèle, Järnringen reprit l'édition de jeux de rôle avec le redoutable Symbaroum, avant de fusionner en 2018 avec Fria Ligan. Puis, de négociations en négociations, Paradox a finalement revendu la licence Coriolis à la nouvelle Fria Ligan, permettant aux auteurs originels de retrouver leur création bien-aimée. Parfait.

M. Haake pense que cette réappropriation de la licence va permettre aux équipes de bosser plus intensivement sur Coriolis, on peut donc s'attendre à des publications moins espacées ! Concrètement, il s'est engagé à sortir la seconde partie de Mercy of the Icons d'ici la fin de l'année, mais espère même pouvoir le faire avant : le texte intégral en suédois sera sur son bureau d'ici le prochain meeting de début d'année de Fria Ligan. La troisième partie sera engagée dans la foulée, ouvrant la voie à une sortie en 2021. Hourra ! Autre information croustillante : aucun financement participatif n'est prévu pour ces deux parties, car l'équipe sent que la licence Coriolis est suffisamment forte pour marcher sans cette béquille, d'autant qu'une campagne se prête mal aux stretch goals si incitatifs pour débourser de l'argent longtemps en avance. Il envisage cependant des précommandes, en s'appuyant sur les outils que Fria Ligan a développé pour Alien. Fair enough.

Et finalement, M. Haake confirme bel et bien que Coriolis est envisagé comme une boite à outils dans laquelle les MJ doivent piocher pour composer leur propre Troisième Horizon. Il s'amuse d'ailleurs de la "profondeur", mais aussi de la "largeur" des thématiques et des intrigues développées pour le jeu, en précisant que Coriolis s'adresse sans doute à des MJ courageux ou expérimentés. J'aurais tendance à dire qu'on parle plus de courage que d'expérience : plus que des habitudes bien rodées, il faut du temps et de la motivation pour remplir de façon cohérente les vides d'un univers aussi vaste.


Si le cœur vous en dit, venez discuter de cet article dans le topic dédié du forum de l'Organisation Très Secrète.

Toutes les images utilisées dans cet article sont la propriété de Fria Ligan et des entitées auxquelles l'entreprise a cédé ses droits.