Début 2022, je ressens l'envie de masteriser une campagne rythmée, sans prises de tête organisationnelle avec un petit groupe "agile" - peu de monde autour de la table, jeu en semaine pour éviter les embouteillages du week-end, dynamique de groupe renouvelée, etc. Une lecture récente me trotte alors dans la tête : celle de la campagne Shadow of the Sorcerer pour Conan: Adventures in an Age Undreamed Of de Modiphius (plus connu sous le nom de Conan 2d20 par les aficionados). Tout porte à croire qu'il s'agit du compagnon idéal pour remplir mes objectifs.
Shadow of the Sorcerer est la seconde campagne complète éditée par Modiphius pour son jeu, après Waves Stained Crimson. On trouve des traces de cette campagne il y a déjà presque 20 ans, alors que Mongoose avait encore les droits sur la licence. Je suppose donc que Modiphius a récupéré le travail effectué à l'époque pour le moderniser et l'adapter à son système de jeu, à l'instar du travail de feues les Éditions Sans-Détour sur la campagne des Cinq Supplices pour l'Appel de Cthulhu. L'aventure commence à Messentia, la capitale d'Argos, puis mène les PJ tout autour de la mer occidentale dans un but de préservation de soi. Leurs âmes sont en jeu. Un joyau qu'ils dérobent dans la demeure d'un érudit les précipite dans un monde chtonien et onirique où ils suivent la procession funèbre d'un redoutable sorcier Achéronien, lequel s'avère prisonnier du bijou depuis des millénaires. Son réveil spirituel l'emmène vers la pesée de son âme, mais grâce à un mystérieux allié dans le monde réel, il compte bien s'en sortir et se réincarner. Évidemment, le destin des personnages est lié au sien, aussi sont-ils contraints de s'engager dans cette péripétie.
Notre aventure s'est étalée sur 14 séances, de mai 2022 à juin 2023. Jouer en semaine a définitivement contribué à la régularité de nos parties, même si la préparation est parfois ardue en parallèle d'un emploi à temps plein. La taille de cette campagne reste ainsi modeste, mais le fil rouge présente tant de rebondissements et d'action que nous ne sommes pas restés sur notre faim. Vous êtes bien sûr libres d'étendre certains passages, au risque de diluer l'action et de réduire le sentiment d'urgence qui pèse sur les personnages - un péché capital pour une aventure conanesque. Les trois joueurs de la table ont été présents à chaque séance - une nécessité pour un groupe réduit - et aucun mort n'est à déplorer du côté des PJ, même si certaines séquences auraient facilement pu se solder de manière funeste.
Contrairement à mes précédents Post-Mortems sur ce blog, le résumé de nos aventures ne sera pas exposé ici. Je me contenterai d'un commentaire "backstage" de chaque scénario. Pour plus de détails, vous pouvez trouver un résumé succinct de chacune de nos séances sur premDAT, ainsi que l'ensemble de nos résumés complets sur le forum de l'Organisation Très Secrète.
La campagne se présente en 7 "chapitres" (scénarios) répartis sur 3 "livres" (actes). Avant cela, l'ouvrage commence par une présentation claire des événements menant à l'implication des PJ. Ainsi, l'on apprend l'histoire Xhosāth, un sorcier achéronien si puissant qu'il fit trembler de jalousie toute la Cour, jusqu'à son propre Roi. De son emprisonnement spirituel dans un joyau spécialement conçu pour lui - le fameux Œil d'Achéron - jusqu'à sa découverte par Antaeus des millénaires plus tard, la trame scénaristique fleure le pulp à plein nez. En fait, l'introduction n'est pas sans rappeler celle du film La Momie, de 1999, dans sa mise en scène de la déchéance d'un impudent. Il n'en fallait pas plus pour m'emballer !
- Résumés courts sur premDAT
- Résumés complets : La Chute de la maison d'Antaeus
- Résumés complets : La Rivière des âmes
- Résumés complets : Les Ailes Noires
L'aventure commence donc à Messentia, où le groupe doit infiltrer la résidence de l'érudit Antaeus. Ce scénario, relativement court, s'étale tout de même sur 40 pages (l'ouvrage en compte ~200), hors desquelles une bonne dizaine présente des accroches et des what if improbables. J'y vois la conséquence d'une des tendances vieillissantes du jeu de rôle papier : il ne faut surtout rien forcer ! Les auteurs sont si terrifiés à l'idée d'imposer un déroulement scénaristique qu'ils s'escriment, parfois jusqu'à l'extrême, à inventer toutes les alternatives possibles aux actions des PJ (cette tendance s'estompe au fur et à mesure des pages). Heureusement, tout concorde pour lancer l'intrigue de belle manière : la découverte de l'artefact, la plongée dans le monde achéronien et les mystères qui s'y dévoilent, l'intrusion des Stygiens, le premier contact avec Thyra et Semerkhet, la découverte de la malédiction qui pèse sur les personnages. J'apprécie également la description détaillée, presque systémique, du manoir d'Antaeus, qui permet de s'adapter facilement à toutes les approches des PJ. Pour le coup, ces informations sont réellement les bienvenues !
Le second scénario mène le groupe de Messentia à Asgalun, à la recherche d'information sur Baruch, le dernier contact connu d'Antaeus. Il s'agit, à mon sens, du moins bon scénario dans le campagne, sans être mauvais pour autant. La description d'Asgalun manque de consistance et le voyage peut facilement traîner. Là encore, les auteurs cherchent à anticiper : le trajet se présente en deux parties mutuellement exclusives, l'une par voie maritime et l'autre par voie terrestre. Avec un capitaine marchand parmi les PJ, je n'ai heureusement pas eu à cogiter pour savoir quelle voie mon groupe allait emprunter. La description d'Asgalun est sans doute trop limitée pour lui rendre parfaitement hommage, et les renvois vers les autres ouvrages de la gamme n'aident pas, car on n'y trouve guère plus d'information. Je me suis donc heurté à un sentiment très Coriolis-esque d'improvisation pour mettre en scène l'une des cités les plus importantes de Shem, jusqu'à l'affrontement final avec les mercenaires stygiens dans la demeure de Baruch. Il s'agissait du premier combat d'envergure pour notre équipe - quelques coups rapides et meurtriers suffirent à y mettre un terme. La découverte de la dépouille d'Antaeus, la gestion de Yarosh le sournois et la révélation de la prophétie restent les moments forts de cette aventure.
Le troisième scénario mène le groupe dans les pâturages de Pelishtia, où Baruch se terre dans sa résidence secondaire. Très courte, la trame se résume finalement à rejoindre Baruch, s'entretenir avec lui dans un climat de méfiance, faire face à l'attaque surprise de la Harpie démoniaque envoyée par Serothos, puis subir la capture par les pirates alliés de Semerketh. Ce condensé de mystère et d'action sied plutôt bien à un récit de Conan - votre tablée va enfin découvrir le passé de Xhosāth, et risque fort de frémir en constatant la puissance de la Harpie. Sur ce dernier point, je ne peux que vous conseiller de laisser la Harpie décaper quelques Asshuris devant les PJ et, ce faisant, d'effectuer vos jets de dés ouvertement. Mes tests d'affrontement ont montré que cette bestiole peut facilement abattre un personnage en une poignée d'attaques, et il me semble fairplay de laisser vos camarades de jeu comprendre la gravité de la situation.
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Le quatrième scénario constitue un voyage en mer, dans les cales du Calypso, où les personnages sont libres de se distinguer parmi leurs ravisseurs et de s'afficher comme des alliés de poids. Même si la liberté de mouvement se cantonne au navire, les possibilités de négociation sont légion. Mon groupe a joué sur deux tableaux en convainquant Semerkhet de se laisser capturer, tout en lui promettant de faciliter sa libération ultérieurement. Naturellement, le naufrage a quelque peu contrarié leurs plans. Ce scénario donne également une nouvelle envergure aux deux scènes dans le monde achéronien, avec leurs affrontements contre des Anubiens et un crocodile géant... que mes joueurs ont préféré esquiver. Pas très conanesque, comme attitude, mais notre maîtrise relative du système de jeu les incitait à jouer la prudence.
J'ai choisi d'introduire le nom de Serothos - le cerveau derrière toute cette affaire - dès ce scénario. Convaincu par la proposition des PJ, Semerketh a lâché son nom lorsqu'il expliquait ses ambitions. Certes, le scénario précise que le Stygien refuse de donner le nom de son "allié", mais sauf erreur de ma part, cette information n'est alors jamais offerte aux personnages. Il vous revient donc d'aménager les révélations au cours des scénarios, sans quoi votre groupe risque d'arriver à la Vallée de Set et d'y découvrir, penaud, la double identité du "grand méchant". J'aurais dû même davantage en dévoiler, dès la rencontre avec Baruch, car ce nom est apparemment sorti de la tête de mes joueurs jusqu'au dernier scénario.
Les cinquième et sixième scénarios constituent le pic de la campagne, lorsque les personnages échouent sur l'île de Tothmekri, avant de découvrir la descendance du prince stygien. Les deux aventures s'enchainent naturellement, si bien qu'on les distingue difficilement l'une de l'autre. Entre les scènes d'action musclées, l'exploration pulp d'une île dangereuse avec un historique chargé, une bonne dose de diplomatie, une marge de manœuvre conséquente pour aborder chaque phase, un final dantesque avec avec du sacrifice, des combats héroïques, des PNJ marquants, … bref, tout est là pour conclure en beauté le second tiers de la campagne et entamer l'ultime scénario.
La scène de la pesée des âmes a le potentiel de mal tourner : si vos joueurs choisissent de vouer tant Semerketh que Meketre aux gémonies, il semble effectivement un peu capilo-tracté que tous ces sacrifices ne suffisent pas à "compenser" l'âme noire du sorcier. Ainsi, la damnation volontaire d'Antaeus, nécessaire pour insuffler un esprit dramatique au reste de la campagne, pourrait sembler arbitraire. Heureusement, mes joueurs ont promptement refusé de damner quiconque, aussi l'action d'Antaeus leur a semblé découler naturellement de leur choix. Si dans votre campagne, vos PJ choisissent de sacrifier les deux descendants sans sourciller, vous pourrez peut-être insister sur le fait que leurs âmes vont les rejoindre malgré tout. Les dieux achéroniens sont cruels, ils considéreront qu'une bande de nihilistes qui jouent avec les âmes d'autrui mérite, elle aussi, de brûler en Enfer.
Concernant le combat final, les PJ ont abattu Tothmekri, mais j'ai préféré leur épargner Apophis. Nous avions déjà dépassé le seuil d'une heure et demi d'affrontement, aussi m'a-t-il semblé plus judicieux de ne pas l'étirer plus que nécessaire. Si votre table aime le combat, ou si vous souhaitez jouer la "purge" menée par les pirates après leur coup d'éclat, allez-y. Sinon, gardez à l'esprit que montrer un Odaka victorieux d'Apophis, sans l'aide des PJ, renforcera son aura de héros expérimenté duquel les protagonistes ont encore beaucoup à apprendre.
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Le septième scénario conclut la campagne - un chapitre à lui tout seul, que nous avons joué en trois séances bien remplies. La transition en mer nous a permis d'exploiter pour la première fois les règles de "carousing" de Conan, et d'improviser ainsi un ennemi à l'un des PJ. Sympathique, dommage que la campagne n'aménage pas plus d'espaces de ce type ! Vu que les personnages explorent Kush, puis la Stygie, vous aurez largement l'occasion d'étendre l'aventure avec de courtes excursions, des petites quêtes secondaires, ou simplement plus de détails lors de la visite de certaines villes. Malheureusement, les descriptions très "survolées" des lieux dans l'ensemble de la gamme ne vont guère vous aider dans cette tâche. À vous, donc, de les détailler, soit en vous documentant à l'avance, soit en improvisant au risque de sombrer dans les clichés (toujours un risque quand on sort des idées d'un chapeau, à la volée).
La campagne prévoit deux chemins possibles : soit partir directement de Kush vers la Vallée de Set, soit rejoindre d'abord une ville stygienne avant d'explorer le désert. Ma tablée a préféré une troisième voie, à savoir, remonter le fleuve bordant Shumballa jusqu'au lac Zuad, de manière à gagner quelques kilomètres vers l'est sans s'aventurer en territoire stygien. Au final, ils ont remplacé une marche dans la savane par une balade en rivière, le tout pour débarquer dans un village de pêcheurs mal achalandés pour leur voyage dans le désert - rien qui ne fut difficile à improviser de mon côté, heureusement. La traversée offre une belle occasion d'apprécier la montée en puissance des personnages au cours de la campagne, si ceux-ci choisissent de massacrer les soldats Stygiens qui patrouillent dans le désert. Quant à la rencontre avec Harkouf le "quasi-Fremen", elle offre une aide bienvenue aux personnages en territoire ennemi, mais à ce stade avancé de l'aventure, il est trop tard pour lier de véritables liens avec ce PNJ et ses compagnons.
Le final des finals a fait son effet. Initialement échaudé à l'idée d'affronter Thoth-Amon, sa harpie infernale, Xhosāth et ses épouses, mon groupe a vite compris qu'il s'agirait en fait d'une "impasse mexicaine": d'un côté le Stygien et sa Harpie, de l'autre l'Achéronien et ses épouses fantomatiques, et au milieu… les protagonistes. Le triomphe consistait donc à savoir qui frapper à quel moment, mais les sortilèges puissants de Thoth-Amon ont quelque peu limité les options des personnages : avec enthrall, la Némésis de Conan pouvait aisément contrôler les PJ et les forcer à se battre de son côté.
Souhaitant éviter d'alourdir les rounds des antagonistes, j'ai choisi de ne pas faire jouer les huit épouses de Xhosāth - elles n'étaient là que pour prendre les coups à sa place. Cette protection était d'ailleurs bien inutile, puisqu'à ce stade de l'aventure, utiliser deux points de momentum pour atteindre une cible n'est plus vraiment un problème. Résultat : Xhosāth n'a pas tenu si longtemps face aux forces combinées de Toth-Amon et des PJ, bien qu'il ait par deux fois menacé de massacrer un personnage avec ses attaques. Si c'était à refaire, je jouerais les épouses en deux "escouades" de 4, de quoi renforcer notablement le camp des Achéroniens. De même, j'ai choisi de bourriner avec Xhosāth et d'utiliser la sorcellerie avec Toth-Amon, mais l'Achéronien aurait tout aussi bien pu (et peut-être, dû) envoûter les PJ pour les lancer les uns contre les autres - un final épique, où les protagonistes auraient dû se libérer de l'emprise des deux sorciers et, pourquoi pas, frapper ces derniers par la ruse alors qu'ils pensaient les avoir sous leur contrôle.
En fin de compte, le groupe abat Xhosāth puis, grâce à quelques jets de dés providentiels, se libère de l'influence de Thoth-Amon et menace de l'occire à son tour. J'en profite donc pour utiliser les quelques points de Doom qui me restent pour ressusciter la harpie - préalablement abattue d'un seul moulinet quelques rounds auparavant - pour permettre au sorcier de s'échapper. Bien que vivant, il n'oubliera pas cette cuisante défaite de sitôt !
Un mot rapide sur le système : je cherchais quelque chose de "riche" - où mes joueurs puissent s'investir, développer leurs personnages, s'enthousiasmer à l'idée de les voir évoluer. Le contrat a été rempli par ce 2d20 System, en dépit d'une complexité à laquelle nous ne sommes sans doute plus habitués. En parallèle de notre campagne, je passais malheureusement trop de temps à lire / jouer à d'autres systèmes pour pouvoir m'investir autant que nécessaire dans celui-ci, aussi avons-nous mis beaucoup de temps avant d'appréhender les finesses techniques. Un conseil à ce sujet : tâchez de simuler les séquences les plus ardues (qu'on parle de combat, d'infiltration ou de diplomatie) avant chaque séance, afin de mieux comprendre les subtilités du système. Certains changements d'apparence anodine, comme augmenter la difficulté d'un jet de 2 à 3, ou attribuer certaines qualités à un objet d'exception, peuvent radicalement changer les probabilités en faveur ou à l'encontre des personnages.
La bonne nouvelle, c'est que même avec un investissement minimal, négliger les détails du système n'enlève rien au mérite de son "noyau". En particulier, la dynamique positive entre les points de Momentum (Héroïsme) et de Doom (Fatalité) offre aux personnages de réussir presque toutes leurs actions, au risque d'envenimer les choses à plus long terme. J'ai rarement rencontré un système aussi "généreux", tout en restant équilibré dans ses chances de réussite. Un bon point pour les mécaniques de jeu, donc, même si tout n'est pas complètement rose.
Presque une demi-année après notre campagne, je sens déjà une pointe de nostalgie en y repensant. Bien que certains détails nécessitent des aménagements et que l'obsession des auteurs à excuser leur "dirigisme" est un peu navrante, j'ai trouvé sa trame scénaristique vraiment engageante et respectueuse de la licence, à mille lieux des scénarios fillers et des synopsis-apéritifs à la ChatGPT qu'on croise trop souvent dans les ouvrages de jeu de rôle. Sa taille constitue également un avantage, car il ne s'agira pas de clouer votre tablée au jeu pendant des années, sans pour autant donner le sentiment que l'aventure est courte. Quant 2d20 System réputé trop complexe, il s'est avéré suffisant pour tenir le groupe en haleine et lui permettre d'agir sans peur, mais sans pour autant trop lui faciliter la tâche.
Si la proposition ludique n'était pas si foisonnante aujourd'hui, je me serais peut-être déjà relancer dans une seconde masterisation. À défaut, nous attendrons la fin de nos autres aventures avant d'y repenser !
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