En 2013, notre campagne les Masques de Nyarlathotep a imposé un constat : cet antique fragment du jeu de rôle a mal vieilli. Toutefois, le travail effectué par les éditions Sans-Détour laissait présager de beaux résultats si d'aventure, elles se décidaient à publier leur propre campagne. Bien que certaines critiques percutantes aient fait vaciller ma confiance, Sans-Détour a su la rétablir grâce à leur bébé, finalisé en 2016 : les Cinq Supplices, une campagne de Samuel Tarapacki (cofondateur des éditions Sans-Détour).

Cet article est une découverte : je vous livre ici mon avis après une lecture de l'ouvrage, ainsi que deux premières séances de jeu. Un avis plus éclairé vous sera proposé fin 2017, puis un Post-Mortem complétera le tout, à la fin de notre campagne (mi-2018).

Il va de soi que si vous souhaitez jouer cette campagne du côté des PJ, vous ne devez pas lire le texte qui suit. Il comporte des spoilers assez importants jusqu'à la fin du premier acte et se référera ponctuellement à la fin de l'aventure.



Présentation

Les Cinq Supplices, boite de l'Édition Classique

À ma connaissance, Les Cinq Supplices est la première campagne francophone publiée par les éditions Sans-Détour [1] pour l'Appel de Cthulhu. C'est en tous cas comme ça qu'elle nous fut présentée, en 2015, lors de son financement participatif. Développée initialement autour des années 2000, elle fut acceptée par les éditions Descartes juste avant que celles-ci ne ferment leur porte, événement qui jeta la production francophone de l'Appel de Cthulhu dans les limbes jusqu'à sa reprise par les éditions Sans-Détour. Sentant que l'heure était venue de dépoussiérer son œuvre, Samuel Tarapacki a fait le nécessaire pour la mettre aux normes des deux dernières versions du jeu. Le texte s'est également étoffé d'informations de contexte sur la Chine - le genre d'attentions bienvenues qui ont fait la réputation de la maison d'édition. Quant au matériel, il est dans la droite ligne des autres productions Sans-Détour : une boite luxueuse et un script étalé sur plusieurs livrets. La qualité fait figure d'exemple - là encore, une tradition de Sans-Détour - et je ne peux que recommander l'achat de la version Prestige (s'il en reste encore dans le commerce), laquelle fournit des cartes récapitulatives de chaque PNJ et des aides de jeu à foison. À vue d’œil, je dirai qu'entre 25 et 35 séances de 4h s'imposeront pour boucler l'aventure, soit une durée similaire à celle des Masques de Nyarlathotep.

Le Pitch

Sayk Fong Lee (©Sans-Détour, illustration Loïc Muzy)

L'action se déroule en 1931. Depuis bien des années, le Japon, la Russie et les puissances occidentales écartèlent la Chine et s'en accaparent le territoire. Les communistes locaux et le Kuomintang se concurrencent essentiellement sur la reprise du sud du territoire, laissant les Soviétiques et l'Empire du Soleil Levant se disputer la Mandchourie - lieu de naissance des régents de la dernière dynastie chinoise. Dans ce maelström social, un sorcier mandchou nationaliste et ambitieux décide de conquérir sa terre d'origine en employant les forces occultes. Son nom ? Sayk Fong Lee. Une adaptation assumée et moderne (comprendre : moins anxiogène et raciste) de l'infâme Fu Manchu. Politiquement, Fong Lee joue dangereusement sur tous les tableaux, mais peu lui importent les alliances humaines ; en réalité, il convoite le pouvoir d'une créature légendaire, qui lui permettra d'assoir sa domination sur la Mandchourie et - pourquoi pas, à terme - sur la Chine et le monde entier. Le plan de Fong Lee est mis à mal par un groupe occulte, qui encourt dès lors son courroux. Il traque ses ennemis jusqu'en Europe où, par hasard, ces derniers bénéficient du soutien inespéré d'une bande de badauds impliqués bon gré, mal gré dans cette histoire qui les dépasse. Oui, vous l'avez deviné : je parle ici des PJ. Dès lors, les investigateurs participeront à une poursuite très pulp de Sayk Fong Lee jusqu'en Mandchourie, où ils tenteront de déjouer ses plans tout en évitant que d'autres infâmes salopards ne tirent profit de la situation.


Not your usual Mytho campaign...

Une chose frappe très vite, dès la lecture du premier livret : les Cinq Supplices ne propose pas une aventure typique de l'Appel de Cthulhu (scifi-universe ajoute même que la campagne donne l'impression d'avoir été adaptée pour Cthulhu). Presque chaque scénario de l'Appel respecte trois des lubies de Lovecraft : (1) la vacuité de nos ambitions, (2) la subordination de l'être humain à des créatures supérieures, (3) la menace de l'occulte et / ou de la technologie sur nos modes de vie. En sus, le bestiaire du Mythe y est méthodiquement essoré, chaque nouvelle création renvoyant systématiquement à une entité préexistante. Corollaire : les PNJ cultistes sont soit dans le déni de leur condition, soit ouvertement esclaves de Dieux extraterrestres aux "intensions" néfastes. Cette affirmation implique un manichéisme gênant dans lequel se vautrent les aventures dans l'univers du Mythe, malgré certaines exceptions notables (Les Oripeaux du Roi, Eternal Lies).

Avec Les Cinq Supplices, l'auteur remet tout en cause. Fans de l'Appel, accrochez-vous :

  • M. Tarapacki crée un panthéon parallèle inspiré de la culture chinoise et rarement relié aux divinités classiques du Mythe. Ouch !
  • Il met en scène un antagoniste tout à fait humain, bien que parfaitement conscient de ses actes, qui peut atteindre ses objectifs sans se vouer à une entité supérieure. Scandale !
  • Lesdits objectifs ne se résument pas à détruire l'humanité, ni à la corrompre. Impensable !

Vous voilà donc avertis : se lancer dans les Cinq Supplices en espérant y trouver "une campagne moderne de Cthulhu", c'est courir au-devant d'une déception. À la place, mieux vaut la considérer comme ce qu'elle est : un OVNI dans votre bibliothèque de l'Appel. Avouez-le, elle en avait bien besoin !


Du déroulement de la campagne

Les amateurs de jeux semi-historiques ne pourront qu'apprécier une campagne qui prend place en Mandchourie - une zone peu explorée par le jeu de rôle - à une période aussi tendue que celle de l'invasion japonaise de 1931. L'auteur aborde le sujet avec sérieux, en permettant à chaque dimension de cohabiter harmonieusement : le côté pulp (donc caricatural), le côté Mythe et le côté historique. Celui-ci se veut détaillé - respectueux d'un certain devoir de mémoire - tout en évitant de sombrer dans le malsain. Pour tout dire, j'ai même passé quelques heures à potasser les articles liés à la Chine du XXème siècle, tant l'ensemble de l'ouvrage suscite l'envie d'en apprendre plus sur cette époque, dont les ramifications se font ressentir encore aujourd'hui.

Les scénarios eux-même se succèdent de manière logique, sans donner l'impression de redites. Comme il se doit, ils mélangent habilement les personnages récurrents et les nouveaux visages, disposent tous d'un "micro-climax" perceptible rien qu'à la lecture et l'ensemble va crescendo jusqu'à un final explosif. J'ai donc bon espoir qu'après un départ un peu poussif pour mon groupe (cf. plus bas), la suite de l'aventure s'emboite sans que mes joueurs n'aient l'impression de forcer la main de leurs personnages.

Toutes ces bonnes impressions demanderont à être confirmées, dés en main, au fur et à mesure de nos parties. J'espère que ce premier sentiment positif s'avère le bon !


Notre équipe

2015 et 2016 furent des années laborieuses en termes de disponibilité pour jouer, laissant au temps le loisir d'achever notre groupe des Masques de Nyarlathotep. À l'occasion de cette campagne des Cinq Supplices, une nouvelle équipe de cinq joueurs + MJ (dont trois joueuses) a donc été mise sur pied. Côté PJ, elle comporte :

  • Jacques d'Oye, psychologue français ayant collaboré avec le milieu médical asiatique pour le développement de traitements psychiatriques en Chine. Fier de son esprit logique, il est prêt à beaucoup pour prouver que le surnaturel n'est que de vaines croyances. Ses bons contacts avec ses homologues chinois lui ont valu d'être invité à un certain théâtre d'ombres, un soir fatadique...
  • Marie-Joséphine Pompidou, sœur inflexible et bigote d'un couvent en banlieue de Paris. C'est le hasard qui l'a poussée à s'occuper des "pécheresses asiatiques" de la capitale, qu'elle remet sur le droit chemin à force de bien des sévices. Par préoccupation pour l'âme d'une pécheresse chinoise, Sœur Marie-Joséphine s'engage dans l'aventure.
  • Jeanne Lefebvre est la fille d'un professeur d'archéologie réputé. Plus que compétente pour prendre la relève de son défunt paternel, elle cherche un moyen de se faire reconnaître officiellement sans subir les préjudices sexistes de l'époque. Ses contacts indirects avec un collectionneur, vieil ami de son père, lui ouvre les portes de la campagne.
  • Fernand Legoffe, agriculteur breton. Cultivé mais blasé par la vie académique, l'homme s'est isolé dans sa Bretagne natale pour y cultiver la terre. Quand le hasard lui vaut de recevoir une lettre d'invitation à l'inauguration de l'extension de la Gare de l'Est, adressée à un riche homonyme, il saisit l'occasion et lie son destin à celui d'une bien sombre histoire.
  • Ki Qua, vagabonde chinoise issue de l'immigration forcée au début du 20ème siècle. Elle fuit les autorités françaises comme la peste, sans doute profondément complexée par l'idée d'être de facto une criminelle aux yeux de la société. Ses contacts expatriés l'invitent, elle aussi, à un spectacle d'ombres chinoises parfaitement innocent...

Le résumé partiel de notre première séance peut être trouvé sur notre forum. Le second est toujours en attente d'être rédigé !

Des conseils ?

En vrac, voici quelques idées et observations à votre intention, vous qui souhaitez démarrer cette campagne :

  • "Les Cinq Supplices" est une campagne à PNJs. Ou plutôt, à PNJ (au singulier). Sayk Fong Lee cristallise à lui seul presque toutes les considérations ; sa caractérisation doit nécessairement être soignée pour que les joueurs accrochent. Heureusement, le premier livret s'étend en long et en large sur ses motivations, son histoire et ses faiblesses.
  • Les reproches adressés aux "Masques de Nyarlathotep" ont été entendus. L'auteur insiste sur le fait que la campagne n'est pas mortelle en soit : si le danger menace les PJ, ceux-ci disposent toujours d'options pour s'en sortir en évitant la mort. Le destin des personnages revient aux joueurs, plutôt qu'aux dés. Gare à vous si vous préférez une vision plus "rocambolesque" du jeu de rôle, où les décès peuvent survenir à chaque coin de table.
  • Les campagnes de Cthulhu mettent (souvent) en scène des personnages du commun aux prises avec le surnaturel. Aussi, les joueurs ont l'habitude de surestimer les raisons qui pousseraient leurs personnages à ne pas se lancer dans l'aventure, plutôt que d'accepter de faire confiance à 3 rigolos croisés au détour d'une auberge (comme dans la plupart des jeux de rôle). Le premier livre fournit une liste d'aventures préalables à jouer afin de renforcer les raisons de pourchasser Sayk Fong Lee : ne les négligez pas. J'ai commis l'erreur de penser que nous pourrions passer outre, mais il aurait mieux valu que je suive les conseils avisés de l'auteur, tant les joueurs ont eu l'impression que leur personnage était rapidement catapulté au milieu d'une aventure qui prend très vite de l'ampleur.

Impossible de boucler cet article sans une petite conclusion, d'autant plus utile à celles et ceux qui sautent directement au bas de la page. En résumé, la campagne "les Cinq Supplices" semble à la hauteur des attentes qu'elle a suscitées, tant sur la forme que sur le fond. Elle sait tirer profit des bonnes habitudes de Sans-Détour (matériel, contexte historique, ton général) tout en ayant corrigé les aspects dérangeants des campagnes les plus vénérables (mortalité élevée, PNJs en retrait). À ce prix, elle se permet également de remettre en question bien des conventions "lovecraftiennes" auxquelles nombre de rôlistes restent attachés : soyez prévenus que vous ne jouerez pas une aventure typique de l'Appel de Cthulhu !


  1. 09.04.2017 Merci à Valkann pour la rectification : il existait au moins une autre campagne francophone avant celle-ci : Nightmare Agency, publiée par Descartes en 1993.