Qu'on parle du vénérable L'Appel de Cthulhu ou du jeune Trail of Cthulhu, ces deux jeux de rôle basés sur les écrits de H. P. Lovecraft offrent le choix de l'ambiance autour de la table. Les MJs peuvent adopter trois modes de jeu : Pulp, Enquête Occulte (standard) et Horreur Lovecraftienne (puriste). Force est de constater que les scénarios officiels en mode puriste font figure de rareté : pour cause, confronter les joueurs à des forces invincibles constitue une antithèse du jeu de rôle aux yeux de nombre de rôlistes.
C'est sans doute pour combler ce manque que Graham Walmsley, auteur chez Pelgrane Press, s'est lancé dans la rédaction de plusieurs scénarios en mode puriste pour Trail of Cthulhu. Il en a d'abord publié quatre, entre 2009 et 2011 : The Dying of St Margaret's (2009), The Dance in the Blood (2010), The Watchers in the Sky (2011) et The Rending Box (2011). Puis comme pour couronner ce travail, une compilation a été rédigée en 2013 sous le nom de The Final Revelation dans laquelle un cinquième scénario, sorte de "méta-scénario", relie les quatre autres grâce à une mise en abîme.
J'ai entendu parler de The Final Revelation alors que je cherchais à me procurer Eternal Lies. À cette époque, la compilation n'était pas proposée sur RPGnow, aussi ai-je patiemment attendu qu'elle le soit pour me plonger enfin dans sa lecture. Voilà près de deux semaines que cette aventure puriste est entre mes mains, il est donc temps d'en donner un premier avis.
Anatomie d'un scénario puriste
La lecture transversale de l'ouvrage atteste d'une chose : nous sommes bien en face d'une compilation puriste.
En mode "standard", les scénarios mettent en scène des horreurs rampantes ou imminentes que les personnages tentent d'arrêter, même si la finalité doit toujours rester amère et désillusionnée. En mode pulp, une aberration fait son apparition au milieu de cette sombre toile dérangée : l'espoir. Il est envisageable de vaincre, de mettre un terme au "mal".
Dans le cas des scénarios puristes, les personnages n'ont aucun espoir. Là aussi, ils tenteront d'empêcher quelque chose d'arriver, mais ils ne pourront que constater leur impuissance et succomber. Ceci doit être clair pour tout le monde : les règles ne sont pas équitables, l'opposition entre l'intrigue et les personnages finira systématiquement en faveur de la première. En fait, pour apprécier un scénario puriste, il faut quitter la logique du jeu de rôle traditionnel et embrasser celle du "Story Game" : tout le monde crée l'histoire, les joueurs se limitant à leur personnage là où le/la MJ pose un cadre. Le plaisir vient de la mise en scène de la déchéance des protagonistes.
Un scénario puriste évite ou désacralise les moments épiques, limite drastiquement la puissance des personnages (oui, encore plus qu'en temps normal) et se conclut par une horrible vérité dévoilée aux PJs. Ceux-ci finissent généralement fous, morts ou pire encore. Les scènes d'action sont généralement peu nombreuses bien que particulièrement létales et les références explicites au Mythe se font plus rares (tout est moins codifié).
The Final Revelation réussit son premier pari : les cinq aventures sont teintées de désespoir, les rares moments légers mènent généralement à plus d'horreur et le réconfort se révèle illusoire. Ce parti-pris sans pitié déterminera si oui ou non, vous êtes un bon client pour cette compilation. Pour ma part, je reste attaché à une logique "ludique" qui veut qu'en tant que joueur, j'essaie de lutter via mon personnage pour obtenir une fin aussi positive que possible. Il y a donc peu de chance que je joue cette campagne, même en tant que MJ, mais cela ne m'empêche pas d'être fasciné par ce qu'elle représente.
The Final Revelation
L'ouvrage lui-même fait 128 pages. Les scénarios s'étalent sur une vingtaine de pages chacun et le reste contient les crédits, quelques considérations générales et des aides de jeu. L'auteur propose notamment des adaptations du système de Trail of Cthulhu, comme la possibilité de jouer un personnage ayant atteint 0 de Santé Mentale.
Chaque scénario demande de créer un ensemble d'investigateurs dédiés : à cette fin, des personnages pré-tirés sont proposés et même recommandés (bien que les outils nécessaires à la création de PJs soient proposés).
Les paragraphes qui suivent décrivent partiellement le contenu des scénarios de la compilation. Si vous comptez la découvrir en jeu, évitez d'en lire plus et indiquez plutôt cet article à votre MJ...
Le méta-scénario
Le méta-scénario, The Final Revelation, est une mise en abîme dans laquelle les PJs ont reçu un avertissement : l'apocalypse est à leur porte. Suite à une annonce, ils rejoignent un groupe voué à la recherche de preuves concernant la fin des temps. Chaque indice mène au récit d'un des scénarios de la campagne, un peu à la manière de Eternal Darkness où les chapitres du Necronomicon ouvraient chacun un niveau du jeu. Les séquences du méta-scénario fonctionnent comme de courts interludes et le grand final boucle d'une manière fort pessimiste toute cette aventure.
Mon avis est plutôt positif : la mise en abîme est un mécanisme adapté au style de jeu, d'autant qu'il est plutôt bien géré. La "grande révélation" devrait remuer l'estomac de votre tablée, ce qui suffit à rendre le méta-scénario intéressant. Par contre, j'ai deux grosses réserves.
- Mettre en scène tout ça relève de l'exploit. Je crains que les joueurs ne suspectent directement le fond de l'affaire dès le premier quart du scénario : les messages ne sont pas assez fins et quiconque a déjà vu un film d'horreur "à la Lovecraft" devinera rapidement la situation. De quoi faire chuter la curiosité à un moment inopportun.
- Je regrette également que la méta-intrigue soit sans rapport avec les scénarios, d'autant plus que ceux-ci sont vaguement liés entre eux. En terminant un scénario, les joueurs n'auront pas l'impression d'avoir appris quoique ce soit qui leur permette de mieux comprendre ce qui risque d'arriver au monde, sinon que des événements étranges se déroulent dans une région particulière de l'Angleterre. La progression du méta-scénario semble ainsi un peu arbitraire.
Évidemment, il n'est pas envisageable de jouer ce scénario hors de la "mini-campagne" éponyme.
The Dying of St. Margaret's
La première intrigue à laquelle seront confrontés vos joueurs prend place dans l'école privée de St. Margaret. Un proche de chaque PJ a disparu, aussi les investigateurs ont-ils décidé de rejoindre le staff de l'école et d'en apprendre plus. Au centre de l'enquête, une entité bien connue des amateurs de Lovecraft, décrite ici de manière légèrement différente de sorte à conserver son aura de mystère et à éviter d'être percée à jour dès le début par les connaisseur/se/s. Le final est un anti-climax typique des nouvelles du reclus de Providence.
Je ne sais pas si la lecture du scénario m'a vraiment donné envie. J'apprécie les efforts pour dissimuler la nature de l'entité aux yeux des joueurs, tout comme les conseils pour mettre en scène une version pulp du scénario (d'ailleurs, il est regrettable que ces conseils n'aient pas été systématisés pour les autres). Les idées pour mettre en scène les motivations des personnages sont également bienvenues. En revanche, l'enquête me semble assez fade et courte (à tel point que l'auteur en propose une version allégée à jouer en convention). Il n'y a rien qui m'ait réellement donner envie de jouer, notamment parce que l'anti-climax est... eh bien, un anti-climax.
The Watchers in the Sky
Cette fois-ci, on parle de volatiles. Des oiseaux bizarroïdes font des leurs et les PJs s'y intéressent vraisemblablement en raison de leur exposition à la carcasse de l'un d'eux (ou à l'une de leurs victimes). L'enquête les mène dans un décor campagnard malsain assez prompt aux confrontations physiques.
Plusieurs scènes semblent intéressantes à jouer: les liens affectifs des personnages servent à quelque chose, la découverte des oiseaux est intéressante, le final est sibyllin sans être horrible. Du coup, j'apprécie pas mal le scénario et le jouer en tant que one-shot serait envisageable : il s'y prête assez bien et les liens affectifs pourraient même avoir plus d'impact en les intégrant au sein d'une campagne au long-cours. En revanche, j'apprécie moyennement que l'auteur refuse de donner les explications sur l'origine des oiseaux. Selon lui, garder une couche de mystère est fidèle à l'esprit des romans de Lovecraft. Tout comme pour Anima RPG, il me semble plus judicieux de donner aux MJs toutes les pièces de puzzle et de les laisser choisir quoi en faire.
The Dance in the Blood
Les PJs découvrent qu'ils ont été adoptés et qu'ils descendent des mêmes parents. Ils enquêtent sur le mystère de leur origine et déterrent quelques secrets de famille horribles qu'il aurait mieux valu garder enfouis.
Ce troisième scénario est, de loin, mon préféré. Vraisemblablement inspirée de Shadow over Innsmouth, l'idée centrale fournit une base solide pour l'enquête. Elle ouvre aussi d'énormes possibilités en termes d'interprétation. Mieux vaudrait sans doute laisser les joueurs créer leurs personnages, de sorte à s'en sentir investis : la révélation de leur origine n'en sera que meilleure. L'intervention des autres membres de la famille promet également d'excellents moments et le final laisse un peu de contrôle aux joueurs, tout en ouvrant des problématiques intéressantes.
À priori, The Dance in the Blood est une perle qui peut parfaitement se jouer en tant que one-shot ou comme base pour une campagne autre que The Final Revelation. Par contre, il est peu probable que des PJs voyageant ensembles depuis plusieurs scénarios découvrent soudainement qu'ils sont de la même famille : impossible d'intercaler le scénario dans une campagne déjà en cours.
The Rending Box
Là où les précédents scénarios se sont bien gardés d'impliquer des entités du Mythe, celui-ci en met deux en scène. L'une est particulièrement connue (facile à deviner, vu l'emplacement des scénarios) alors que l'autre est plus originale. Les PJs sont chargés d'amener une boite étrange à un de leurs contacts en Angleterre. Ils comprennent bien vite que les choses ne tournent pas rond, se mettent à la recherche d'un individu disparu et entament l'exploration d'un lieu particulier.
Si ses prémices sont intéressantes, ce scénario me laisse perplexe par sa mise en oeuvre. À part la boite et ses conséquences, les composants de The Rending Box sont plus proches du mode pulp que du mode puriste, bien que l'ironie du final ramène un peu de désespoir dans cette débauche d'adrénaline. S'appuyer sur la boite est probablement le meilleur moyen de rendre ce scénario marquant, sans quoi il risque de manquer de saveur. On va dire "pourquoi pas ?" dans le cadre de The Final Revelation, mais je ne suis pas sûr que ce scénario vaille la peine en-dehors de ça.
Conclusion
Tout n'est pas parfait, dans The Final Revelation. La mise en scène du méta-scénario me semble casse-gueule, deux des quatre scénarios proposés peinent à susciter l'intérêt. Le concept même d'une campagne puriste exige une philosophie de jeu très particulière, à laquelle bien des rôlistes ne souscrivent pas. Heureusement, dépasser ces problèmes n'est pas impossible. Les deux scénarios peuvent être retravaillés pour les rendre plus intéressants. Avec l'art et la manière, un/e bon/ne MJ saura présenter la méta-intrigue avec subtilité. Quant aux joueurs, faites-leur bien comprendre quelle est la philosophie du mode puriste avant de démarrer le scénario.
Une fois toutes ces réserves assimilées, il devient alors possible de profiter d'une des rares (mini) campagnes puristes créées pour les jeux de rôle cthulhiens. En ce sens, The Final Revelation reste une réussite qui mérite d'être saluée.