Une demi-année s'est écoulée depuis la fin de notre campagne des Cinq Supplices, durant lesquels se sont espacés six articles d'analyse sur ce blog. Ce billet résume en partie le contenu des articles précédemment publiés et propose également le point de vue d'un joueur. L'heure est venue d'offrir ma (notre) conclusion sur cette œuvre sinisante pour l'Appel de Cthulhu.

Le contenu de cet article va dévoiler une partie de la trame d'une campagne officielle. Si vous souhaitez découvrir les Cinq Supplices en tant que joueuse plutôt que MJ, ne lisez pas les paragraphes qui suivent.



Pour entreprendre la synthèse de nos aventures avec les Cinq Supplices, je propose de diviser la critique entre mon ressenti en tant que MJ, puis celui des joueuses.

Côté MJ

J'ai globalement aimé cette campagne.

Boom !

Après tout ce que j'ai débité à son sujet, on pourrait s'arrêter là, mais essayons de résumer le tout en cinq "postulats" nécessaires à son appréciation.

Car toute campagne de jeu de rôle implique une série de postulats auxquels le groupe doit adhérer avant de se lancer dans l'aventure. Acceptés, ceux-ci constituent l'identité et les points forts de l'aventure. Mal digérés, ils génèrent de la frustration. La manière dont le texte et les aides de jeu supportent ces postulats constitue un deuxième prisme au travers duquel on peut évaluer une campagne de JdR. Je suppose qu'une bonne partie des critiques négatives des Cinq Supplices viennent de postulats qui n'ont pas été complètement assimilés - pas parce que les joueuses ne les ont pas compris, mais parce que certains ne sont peut-être pas assez explicites. Quels sont-ils ?

Une campagne courte

Nos statistiques de jeu l'ont démontré, les Cinq Supplices se veut une campagne assez courte, en dépit de ses aides de jeu conséquentes et de ses quelques 400-600 pages de contenu. Évidemment, chaque groupe connaît un tempo différent, mais je doute que l'aventure puisse s'étirer en longueur, compte tenu du planning assez serré des événements qu'elle présente. Si vous craignez de vous embarquer dans une campagne au long cours durant laquelle la moitié de vos joueuses disparaîtront (vie professionnelle, vie privée, perte d'intérêt, etc.), n'ayez crainte. Inversement, si vous souhaitez une "campagne-vie" dans laquelle vos PJ vont baigner pendant des années, passez votre chemin. Les Cinq Supplices pourraient faire office d'escale dans une "méta-campagne", mais le bestiaire et les entités inhabituels qu'elle propose sont déconnectés du mythe conventionnel. Charge à vous, MJ motivés, de les introduire dans vos scénarios ultérieurs.

Des références non-lovecraftiennes

Comme mentionné dans ma découverte, cette campagne fait l'impasse sur une bonne partie du bestiaire de l'Appel de Cthulhu. Exit les increvables Shoggoths, le sultan-démon Azathoth et Cthulhu-qui-dort-mais-n'est-pas-mort. Tout au plus, vous trouverez ici des Profonds (rebaptisés "Shen De", les "poissons qui marchent"), quelques Maigres Bêtes de la Nuit fort affables, une poignée de Tcho Tcho perdus dans une grotte et de vagues références textuelles aux Dieux Extérieurs et aux Grands Anciens. Les entités autour desquelles tournent la campagne sont les Rançonneurs de Droit Divin, le Messager des Tourmentes, l'Écorcheur Céleste ou l'intrigant Marchand Ambulant. Tant de figures qu'on peine à placer dans la cosmogonie traditionnelle du Mythe, tout comme l'Empire des Ombres, qu'on pourrait vaguement comparer à une dimension parallèle du type "Contrée des Rêves". Au-delà des créatures et des lieux, les thèmes de la campagne vont à l'encontre des canons lovecraftiens. Les humains ont des motivations qui ne sont pas dictées par des entités supérieures, le grand méchant espère - et pourrait bien - utiliser le monde occulte pour remplir des objectifs on ne peut plus terre-à-terre. Çà et là, l'histoire parle de destinée et, à bien des égards, on se fait plaisir avec des scènes d'action très pulp, plus proches des aventures d'Indiana Jones que de Le Cauchemar d'Innsmouth.

Si vous cherchez du traditionnel pour initier votre équipe aux ficelles lovecraftiennes, il faudra chercher ailleurs. En revanche, si vous voulez de l'exotisme et que vous êtes déjà passés "Par-delà les Montagnes Hallucinées", vous serez ravis de cette bouffée d'air frais.

Un contexte difficile et gratifiant

La question de l'Histoire dans le jeu de rôle est un vaste sujet que certains auteurs ont déjà traité avec talent. Chacun aura son avis là-dessus, mais il semble clair que plus on joue avec des événements proches de nous (temporellement et géographiquement), plus ceux-ci deviennent épineux à mettre en scène. L'invasion de la Mandchourie par le Japon s'avère plus sensible qu'on ne le pense : datée de moins de cent ans, cette agression a laissé des marques toujours visibles à tous les niveaux, mais surtout diplomatiques. Que faire de cette réalité historique ? Comment mettre en scène "ludiquement" les horreurs de l'unité 731 ? Les mentionner avec sérieux ? Les passer pudiquement sous le tapis ?

La réponse des Cinq Supplices s'avère à moitié convaincante. D'un côté, l'auteur souhaite ne pas trop insister sur l'horreur des événements. Il aimerait simplement brosser une toile de fond enrichissante pour la culture des joueuses, sans s'y perdre pour autant. La plupart du temps, il y parvient, mais certains dérapages - comme la mise en scène "série B" de Shirō Ishii - minent la crédibilité du récit. Qui plus est, si vous n'appréciez guère le détournement "ludique" de la réalité historique, vous pourriez vous offusquer de dépeindre l'invasion japonaise comme un complot fomenté par des hommes-poissons qui veulent asservir l'Humanité. Délicat.

Au-delà de ça, tout le monde semble d'accord pour louer le très beau travail de synthèse et de documentation de l'auteur sur la Chine de l'époque. Assez accessible pour les néophytes, le matériel offre néanmoins de quoi dépayser avec intelligence. Prévoyez juste d'en lire un peu plus sur Zhang Xueliang, car vos joueuses pourraient s'intéresser à la géopolitique mandchoue et vous demander des informations complémentaires que la campagne ne vous offre pas.

Une course-poursuite

Ce postulat résume les points précédents. La fin du premier chapitre doit mettre tout le monde d'accord : le concept de la campagne, c'est une course-poursuite pour empêcher Sayk Fong Lee de devenir Rançonneur de Droit Divin. Évidemment, des surprises peuvent se produire en cours de route, mais l'idée générale demeure jusqu'à la conclusion de l'aventure. Les investigateurs vont coller au train du grand méchant et n'auront de répit que lorsque celui-ci sera hors d'état de nuire.

J'impute certains de mes regrets à ce concept de "course-poursuite". Comme certaines joueuses chevronnées l'ont fait remarquer, ce postulat n'est pas original chez l'Appel de Cthulhu - même les Masques de Nyarlathotep s'en rapproche avec son côté "course contre la montre". Les Cinq Supplices se veut tout de même plus limitatif, non seulement car les joueuses savent qu'elles sont sur les traces de leur Némésis dès le début de la campagne, mais aussi parce que l'entièreté du récit se déroule sur une poignée de semaines. En conséquence, les PJ ne peuvent pas s'arrêter pour flâner, développer leurs projets ou nouer des relations durables. Tout au plus, leur caractère peut se forger dans l'adversité constante à laquelle ils sont confrontés dès leur arrivée à Dairen, mais si vos joueuses ne sont pas naturellement tournées vers l'introspection in-character, vous devrez aménager vous-mêmes des moments pour les y inciter. Et honnêtement, je ne vois pas où ni quand placer de tels moments. En résultent des personnages finalement assez peu distincts, des "vaisseaux" qu'emploient les joueuses pour résoudre l'intrigue. Si vous souhaitez jouer une campagne qui fait la part belle aux initiatives des PJ, ou qui laissent une grande place à leurs motivations, vous pourriez être déçus.

Le passage dans l'Empire des Ombres, au scénario "Le Sacre de Sayk Fong Lee", peut constituer un des rares moments où les PJ se reposent, car le temps s'y écoule différemment. Mon groupe n'a cependant pas souhaité s'y éterniser, puisque les joueuses n'avaient aucun moyen de savoir à quel moment elles finiraient par revenir dans le monde réel. Tant pis pour la belle Cité des Ombres !

Linéarité et relativité

Beaucoup de critiques mentionnent la linéarité de la campagne dans les points faibles des Cinq Supplices. En une phrase, comme en cent (aka "TL;DR" en anglais) : cette campagne ne me semble guère linéaire. Il y a fatalement une chronologie à suivre, comme dans toute campagne, mais celle-ci s'adapte bien des aléas provoqués par les joueuses et leurs PJ. Je vous invite à repasser les résumés de notre aventure et mes commentaires à chaque chapitre pour résoudre les éventuels problèmes auxquels vous craignez d'être confrontés. De manière générale, rares sont les actions auxquelles la trame proposée par le livre ne pourrait s'adapter. Veillez simplement à bien remettre en place les différents fronts (au sens PbtA du terme) en début de chaque séance et vous devriez être à même d'improviser des réactions cohérentes, riches et constructives pour chaque intervenant. Le texte vous y aide, en résumant copieusement l'état et les motivations de chaque faction au début de chaque scénario.

Je soupçonne le style rédactionnel d'être responsable de cette impression de linéarité : plus souvent que de raison, l'auteur propose une version "par défaut" du déroulement de son scénario, dont le ton et les présupposés peuvent parfois faire hausser les sourcils. Heureusement, il lui arrive très fréquemment d'expliquer, ne serait-ce qu'à travers un seul paragraphe en marge, quelles seraient les conséquences d'un déroulement alternatif et, parfois, quelles autres options sont offertes aux joueuses. Les passages obligés et les hypothèses par défaut font partie intégrante de la rédaction d'un scénario (et à fortiori d'une campagne), dont le fil rouge doit pouvoir s'appuyer sur une base avec laquelle tout le monde va s'accorder. La succession tentaculaire d'improbables embranchements ne peut être efficacement représentée par du texte et risque fort de perdre le MJ, en plus de diluer les moments forts au milieu d'autres moins inspirés. Un jour peut-être, on démocratisera l'emploi d'arbres de décision pour visualiser les possibilités offertes par un scénario réellement ouvert. En attendant, il semble injuste de reprocher aux Cinq Supplices d'avoir un fil rouge fort.

Certains présupposés de la campagne s'apparentent à des gageures. Par exemple, la légitimité d'un PNJ au sein du groupe repose sur l'idée que les PJ ne parlent pas chinois (et qu'ils nécessitent un interprète). Or dans notre groupe, (presque) toutes les joueuses avaient créé des personnages disposant d'un minimum de connaissance du Chinois.



De l'autre côté de la table

À ma table, six personnes se sont épaulées du côté des PJ. Olivier de Carnets de Guerre, interprète de Fernand Legoffe, a livré son point de vue sur notre forum.

Il en ressort un point noir principal : le système punitif de l'Appel de Cthulhu et les situations inadaptées qui en découlent. La remarque vaut pour tous les scénarios de l'Appel, mais l'imposante opposition armée à laquelle les PJ font face ici accentue le problème. La démonstration de force des Japonais à Bayuquan fait office de catalyseur : face aux chars et à la marée de soldats suréquipés, les joueuses se sentaient impuissantes. Pour mon équipe, un échec sur un jet de discrétion signifiait au minimum une balle qui siffle dans leur direction, donc un sérieux risque létal. Le système de redoublement proposé dans la V7 de l'Appel de Cthulhu adoucit un peu le constat (on peut rater une première fois sans que cela ne cause d'effet dramatique), mais pas suffisamment pour que la crainte d'une mort arbitraire disparaisse complètement. Du coup, je comprends mieux la tendance "explosive" de mon groupe lorsque les PJ mettaient la main sur des grenades : puisqu'il semble impossible d'influencer les événements, les grenades et leur souffle divin s'apparentent à des solutions pratiques pour faire échouer les antagonistes. Faire péter, à défaut de contrôler.

Comment gérer cette tension, au demeurant désirable au cours d'une campagne de l'Appel de Cthulhu, mais pas au point de tétaniser votre groupe ? J'ai certainement trop peu insisté sur les tatouages magiques que les PJ auraient pu obtenir, reléguant ces pouvoirs mystiques au rang de petite quête secondaire sur l'île de la Souffrance, à laquelle le groupe n'a pas prêté d'intérêt. Or, une réduction de dégâts, une augmentation de l'esquive, la possibilité d'invoquer un protecteur au prix de quelques points de vie et de magie... tous ces pouvoirs auraient pu offrir plus de cartes à notre équipe. Si vous constatez le même problème dans votre campagne, ne lésinez pas sur les moyens. Permettez-vous une pointe de grosbillisme et concoctez-leur une petite quête mystique à Bayuquan. Dans la population prisonnière des Japonais, il peut y avoir une disciple d'Agai Chen à même d'informer les investigateurs sur le maître-tatoueur, ainsi que de prodiguer quelques miracles contre un service (comme une extraction loin du conflit, peut-être en lien avec la flotte de Serpent Jaune). Veillez également à insister sur le soutien des alliés des PJ, voire à leur offrir ouvertement une alliance potentielle avec une partie de l'armée japonaise. La campagne suggère que Tsatoba peut le faire, mais on pourrait également imaginer que le groupe préfère le Dragon Noir pour lutter contre les Shen De. Les présomptueux alliés de Sayk Fong Lee pourraient employer des Gaijin pour leurs basses besognes, sans se douter que ceux-ci constituent une véritable menace pour leur maître.

Malgré ce point négatif, la campagne semble néanmoins avoir été appréciée. L'exotisme a fait mouche tant chez les novices que chez les vétérans (le vétéran, en fait) de l'Appel, la variété des situations rend la campagne intéressante de bout en bout. Pour résumer, permettez-moi cette reprise directe du commentaire d'Olivier :

"[…]Certains passages étaient fun et sympas, un peu légers pour se permettre de se reposer. Certains étaient “pulp”, avec un contre-la-montre contre Sayk Fong Lee pour savoir qui allait arriver en premier. Et certains étaient flippant et oppressant (dans le bon sens du terme) comme l’invasion japonaise ou le retour en Manchourie après la Mongolie. Le MJ a bien réussi à instaurer les ambiances malgré les merveilleux échecs critiques en rafale ou les réussites critiques salvatrices. C’est une campagne où j’ai toujours eu envie de venir aux séances pour savoir la suite et du coup, je la mets dans les campagnes positives." - Olivier

Deux ans, 23 séances, huit articles, quelques 16'000 mots, plus d'une heure de lecture : je pense avoir fait le tour de nos aventures avec les Cinq Supplices. J'espère que vous apprécierez ces billets, que mon (notre) avis vous semblera pertinent et que ces conseils vous seront utiles si jamais vous vous lancez, à votre tour, dans la masterisation de cette campagne. Les auspices semblent cependant négatifs, car les Éditions Sans-Détour viennent de perdre leur licence pour l'Appel de Cthulhu. À moins d'un miracle, d'ici quelques années, la campagne les Cinq Supplices ne fera plus office que de légende urbaine dans la jungle foisonnante des publications de l'Appel. C'est bien dommage !


Pour les plus loquaces d'entre vous, vous pouvez discuter de notre campagne sur notre forum.