Juin 2012. Sans-Détour, l'éditeur français de l'Appel de Cthulhu, publie une version remasterisée de la mythique campagne "Les Masques de Nyarlathotep". Dans les mois qui suivent, des centaines de cultistes adeptes du jet de dés sombrent dans une folie longtemps anticipée. À l'Organisation Très Secrète, deux de nos tables ont été atteintes : une gérée par Hoth, une autre par votre humble serviteur.
- Les Masques de Nyarlathotep : Port-Mortem, une critique approfondie après que nous ayons terminé la campagne.
- Découverte de "Eternal Lies", une campagne "de l'envergue des Masques" pour Trail of Cthulhu
Un an et quinze séances après le début de la campagne, notre groupe vient de quitter sa quatrième destination et retourne à la troisième (qu'il avait un peu vite bouclée). Nous en sommes donc à la moitié de la campagne, et en tant que MJ, je commence à voir comment va se dérouler le reste.
Cette critique n'est pas complètement spoiler-free. Si vous souhaitez vous épargner tous les détails de la campagne, évitez de lire ce qui suit. Pour mes joueurs : il ne devrait vraisemblablement pas y avoir de problème ou de grosses révélations...
"Les Masques de Nyarlathotep" est une campagne qui a vu le jour en 1984, à une époque où la plupart des rôlistes d'aujourd'hui jouaient - au mieux - à la dinette et mouillaient encore régulièrement leur pantalon. Elle avait fortement marqué les esprits par son exotisme, son ambiance "lovecraftienne", son souffle épique et son intrigue - jugée alors comme largement supérieure à la moyenne. Depuis, la campagne a subi de nombreuses rééditions, chacune apportant son lot de nouveautés - certaines étant parfois malvenues. Et alors que "Les Masques" obtenait le statut de mythe, s'imposait également le constat que masteriser ce bourbier devenait pratiquement impossible. Fidèle à sa réputation d'éditeur++, Sans-Détour a donc décidé d'épousseter cet antique fragment de JdR et de le rendre enfin jouable.
En parallèle de l'évolution de l'Appel de Cthulhu, le monde du jeu de rôle a connu ses propres petites révolutions. L'une des plus importantes a eu lieu au début des années 90, notamment avec l'arrivée de White Wolf dans la bergerie internationale des rôlistes. Ceux-ci, en quête de maturité et de roleplay plus que de donjons et d'XP, ont trouvé chez le loup blanc des jeux mettant l'accent sur l'intrigue et la profondeur des personnages (notez que certains jeux avaient déjà investi le créneau avec succès, mais White Wolf a réussi à fédérer un nombre sans précédent de joueurs). Le JdR passait du statut de "jeu de plateau" à celui d'hybride indescriptible. Les rôlistes ont alors découvert des jeux toujours plus abstraits, narrativistes, à tel point que les règles sont presque devenues has-been. Face à toute cette modernité, les Grands Anciens du JdR étaient-ils encore de taille ? Et si la mythique campagne des "Masques de Nyarlathotep" ne devait sa réputation qu'au fait qu'elle n'était que très peu jouée, parce que très peu jouable ?
Évidemment, la réponse sera différente pour tout le monde. De mon côté, sur ces six dernières années, j'ai masterisé la campagne de Tian Xia (Qin) et des Cinq Soleils (Pavillon Noir, première partie uniquement). Ces deux-là sont inoubliables parce qu'elles sont centrées sur une intrigue forte et des PNJ en haut en couleur. Ayant amassé un nombre conséquent d'ouvrages de l'Appel de Cthulhu V6, j'ai décidé de faire le pas et de masteriser Les Masques (allez : à ce stade du billet, on est suffisamment potes pour ôter les guillemets), sans trop savoir à quoi m'attendre.
Comme d'habitude avec Sans-Détour, la présentation est soignée. On a droit à une bonne grosse boite décorée d'une illustration exclusive et de qualité. À l'intérieur, 8 livrets - un qui introduit la campagne et fournit des informations générales (y compris un trombinoscope), 6 pour les lieux à visiter et un dernier regroupant l'intégralité des aides de jeu. Autant dire qu'on est gâtés...
La lecture de cette campagne m'a fait peur, pour plusieurs raisons :
- La trame scénaristique est faiblarde. Pour certains joueurs, le "fond" d'un scénario de JdR n'a que peu d'intérêt : quand on joue, on n'a pas le temps ni l'envie de faire de la philosophie. Reste que travailler le sens de son scénario, surtout dans un jeu inspiré d'un univers littéraire, est un aspect qui transforme le "sympathique" en "mémorable". Ici, les auteurs ont choisi le dieu potentiellement le plus "humain" du Mythe pour en faire un "Dieu du Mal" classique, proche des grands méchants de série B. Du coup, les PJ prennent la posture de héros (de gré ou de force), qui doivent sauver le monde d'un démon ricanant ayant à sa botte des dizaines de milliers de séides. Tout, du début à la fin, renforce cette idée de "lutte contre les forces de l'Apocalypse". Brutal, léthal, pas fin pour deux sous. Difficile d'insuffler de la vraisemblance dans les PNJ, quand les motivations de ceux-ci se limitent à "détruire le mooonnnde". La seule touche d'originalité vient de l'expédition Carlyle : découvrir le destin et le rôle de chacun des membres de l'expédition rehausse l'intérêt de l'intrigue du côté des joueurs.
- La campagne ne présente aucune gestion du rythme, celle-ci étant laissée entre les mains du MJ. Un meneur de jeu peu attentif risque de vite blaser sa table en étant trop mécanique : 6 destinations, chacune a son culte (ou sa branche locale d'un culte international) avec ses deux/trois rites spécifiques. On tombe bien vite dans le schéma "Les PJ débarquent -> ils découvrent les cultistes -> ils trouvent l'emplacement des rituels -> ils essaient d'empêcher l'évènement spécial du coin -> ils partent à la prochaine destination". Pas très stimulant…
- Du texte a été rajouté au fil des éditions, et ça se ressent. Parfois, on a l'impression de faire de l'archéologie tant les différentes "strates" sont palpables. L'exemple le plus frappant, c'est cette scène, tirée des précédentes éditions et décrite entièrement, avant d'être rabrouée par les auteurs de la dernière édition. Dans ces cas-là, on se retrouve à composer sa propre soupe - ce qui n'est pas nécessairement un mal. Par contre, certaines incohérences naissent de ce fait et il n'est parfois pas facile de s'y retrouver.
Reste qu'en-dehors de ces critiques, on ne peut qu'admirer le travail titanesque de Sans-Détour. Entre les tableaux récapitulatifs des indices pour chaque chapitre, les informations complètes sans être assommantes sur chaque région, les PNJ illustrés et le premier livret bourré d'aides de jeu pratiques, l'éditeur a mis les petits plats dans les grands. Non seulement le matériel est de qualité, mais son fond l'est également.
J'avais donc pas mal d'appréhension avant de lancer la campagne, en dépit de la réputation mythique dont elle bénéficie. En jeu, cette appréhension s'est révélée majoritairement justifiée, mais certains bons points imprévus ont également émergé.
D'abord, la répétitivité n'est pas trop lourde du côté des joueurs. Certes, à raison d'une séance toutes les trois semaines, ils n'ont pas vraiment le loisir de s'emmerder. Il en faut néanmoins plus que ce que j'imaginais pour blaser une table de rôlistes : la répétition "destination-culte-rituel" est éclipsée par la variété des lieux proposés. Après tout, chasser / être chassé par une horde de cultistes au milieu d'une jungle n'a rien à voir avec une enquête feutrée dans une capitale européenne...
Ensuite, la campagne est une formidable boite à outils. En fait, chaque lieu est décrit avec ses indices, ses protagonistes et quelques idées de scènes qui peuvent s'y dérouler. Tout le reste - le "liant" - se crée selon la volonté du groupe. Ca change des campagnes où le MJ doit sournoisement orienter ses ouailles dans la direction voulue par le scénar ! Ici, les joueurs mènent leurs actions de leur propre chef et en assument les conséquences. Le rythme et la variété des situations tiennent plus des joueurs que du scénario.
Et pour finir sur une note positive concernant le "fond" de la campagne, je dois avouer qu'en contrepartie du fil rouge idiot, le côté "aventure pulp aux quatre coins du monde" marche vraiment bien, et sans exiger d'efforts excessifs de la part du MJ : présenter les informations contenues dans les ouvrages suffit à insuffler de l'exotisme. Et c'est la marque d'une campagne qui réussit son coup.
Cette campagne m'a surpris. Je m'attendais à la comparer à mes précédentes expériences, mais ses racines séculaires l'éloignent des "grilles d'évaluation" que j'utilisais jusqu'à présent. Je déplore l'intrigue triviale et il me semble vraiment qu'aujourd'hui, on trouve des campagnes bien plus intéressantes. Reste que Sans-Détour a su nettoyer la relique de sorte à ce qu'elle soit présentable : en l'examinant, on ne peut que lui trouver un charme désuet que les productions actuelles ont perdu. Finalement, l'exotisme ne tient pas qu'aux destinations qu'elle propose de visiter...
L'image de couverture, ainsi que l'illustration de couverture de l'édition 1996, sont la propriété de Chaosium Inc. Les illustrations de couverture des boites des Éditons Sans-Détour sont leur propriété.